H. CHAZELLE

 

LA DAME

 

DES

 

SOURDEAUX

 

Roman

 

 

 

Imprimerie de la Revue Franc-Comtoise

 

4, Rue du Parlement – DOLE

 

 


 

 

 

Il a été tiré de cet ouvrage 25 exemplaires sur Pur Fil Renage numérotés de 1 à 25 et 10 exemplaires sur même papier, réservés à l'auteur et marqués de A à J.

 

 

 

Tous droits de reproduction, traduction et adaptation réservés pour tous pays.

 

 


 

 

A tous ceux de ma famille qui ont connu les Sourdeaux de mon enfance, je dédie ce livre

En souvenir des heures inoubliables que nous y avons passées

Et à la mémoire d'une longue lignée ancestrale qui durant près de six siècles a peiné sur ce coin de terre.

H.C


 

 

PROLOGUE

 

 

Le promeneur qui gravit la montagne de la Marolle, s'élevant au nord de la grande cité industrielle du Creusot, aperçoit, lorsqu'il en a atteint le sommet, face à lui, entre deux croupes boisées, dans une sorte de col, les ruines d'une vieille tour se profilant sur l'horizon. A côté, encore fièrement campées, les tourelles d'un antique manoir encadrent le clocher effilé d'une église. Ce sont les vestiges du vieux prieuré de Saint-Sernin-du-Bois, dont le dernier abbé fut Jean-Baptiste-Augustin de Salignac-Fénélon, neveu du grand Fénélon. Esprit averti et entreprenant, il fut le promoteur de l'industrie du fer dans la région. Quelques années plus tard, sa forge devint l'embryon de l'usine géante du Creusot.

A ses pieds, dans la vallée, le Mesvrin, petite rivière qui jette ses eaux dans l'Arroux, coule lentement au milieu de vertes prairies.

Sur sa gauche, dans ce même vallon, à l'entrée d'une combe, un hameau, le Bas-de-Marais et, perdues au fond de cette reculée à l'orée de la forêt, une ferme et une maison bourgeoise. Ce sont les Sourdeaux, autrefois petit village de sept à huit feux, réduit aujourd'hui à un simple écart. Il ne reste plus en effet, à part les deux bâtiments indiqués, qu'une remise, ancien moulin alimenté, jadis par le bief du ruisseau du Bas-de-Chêne et un vieux four où naguère se cuisait le pain de la ferme.

C'est dans ce lieu que se déroulèrent les péripéties de ce roman.

Certains des personnages y ont réellement vécu et il suffit pour s'en convaincre de compulser les registres d'état-civil de la paroisse de Saint-Sernin-du-Bois, notamment celui de 1780 où est consigné l'acte de décès de Jacqueline Languet, acte qui porte une mention particulière. Nous trouverons aussi dans ces vieux registres les noms d'Hugues de Vaussanvin, de Françoise Guinot, de Philibert Ménager, etc… Par contre, nous n'y rencontrerons pas celui de l'Atchabatcha; son véritable nom, nous l'ignorons; peut-être sa naissance ne fut elle-même pas déclarée; mais à toutes les époques, il y a eut à Saint-Sernin des Atchabatcha et nous en avons connu nous-même, au début de ce siècle. Le type et le nom se sont perpétués.

Si les archives consultées et les documents en notre possession nous ont permis de tirer l'idée de ce récit, nous ne saurions cependant affirmer que les faits relatés se sont déroulés exactement comme ils sont décrits. Mais l'histoire d'une famille de vieux laboureurs, cultivant de père en fils depuis l'an 1400 le même coin de terre, famille dont nous avons pu reconstituer une généalogie complète, en constitue néanmoins la trame.

Et l'histoire de Jacqueline Languet, « la Dame des Sourdeaux », en est une des plus belles pages.

 

H.C

 

Chapitre I

 

Nu-pieds, les cheveux d'un noir d'ébène en désordre sur les épaules, vêtue d'une robe rouge en haillons, la jeune fille descendait d'un pas lent et fatigué le sentier abrupt, caillouteux et raviné conduisant du hameau des Thomas-Louis, perché sur la colline, tout contre la forêt, vers ceux des Sourdeaux et du Bas-de-Marais, bâtis dans la vallée.

Habituée sans doute à courir ainsi les chemins, elle ne semblait pas sentir le dur contact des pierres, ni l'ardeur du soleil dardant les chauds rayons d'un juillet torride.

La poussière collée sur la suer avait maculé son visage et toutes les parties visibles de son corps avaient une couleur indéfinissable faite d'ocre et de bronze.

C'était  « La Bohémienne », comme on l'appelait à Saint-Sernin-du-Bois et dans les hameaux et villages environnants, bien qu'elle eût d'avantage le type de l'Espagnole ou de l'Italienne que celui des femmes de la Bohême.

Des yeux noisette surmontés d'une mince ligne de beaux sourcils noirs étaient soulignés de longs cils. Son nez droit et sa bouche bien dessinée encadrant de blanches dents, dans un visage ovale parfait, donnaient à sa physionomie une réelle beauté, malgré qu'elle laissât apparaître une certaine dureté d'expression dans laquelle on devinait une méfiance instinctive et une sauvagerie naturelle.

La jeune fille, parvenue au petit ruisseau qui coulait à travers le village des Sourdeaux, le traversa sans même s'inquiéter des quelques pierres plates posées au travers du gué pour en faciliter le passage et frappe à l'huis de la première maison qu'elle rencontra.

Un jeune enfant qui se trouvait là s'enfuit en hurlant à l'approche de la bohémienne, tandis qu'une femme apparaissait sur le seuil de la porte.

- Un morceau d'pain, ma brave dame ! demanda la pauvresse.

Alors que la fermière se dirigeait vers la bûche, un homme survint. D'un geste brutal, il claqua la porte et s'adressant à sa femme :

- Tu vas encore donner du pain à cette saleté, cette propre-à-rien. Non ! non ! Pas de ça ! Elle n'a qu'à travailler au lieu de courir les chemins et voler nos basses-cours.

Puis, rouvrant la porte :

- Allez oust ! Si je vous revois ici, je préviendrai le Bailli qui mettra ses gens d'armes à vos trousses….

La jeune fille fit demi-tour, s'en revint près du ruisseau et s'assit sur une grosse pierre, laissant ses pieds traîner dans l'eau. Elle resta là quelques instants, pensive, puis se mit à sangloter.

Ce n'était pourtant pas la première fois qu'elle recevait semblable accueil; mais ce matin, son cœur était brisé et elle avait faim, comme jamais encore. Depuis deux jours elle n'avait rien mangé, si ce n'était quelques baies glanées dans les buissons. Partout elle avait été repoussée; on l'avait insultée, traitée de voleuse et de sale et même menacée de coups de fouets, de bâtons et des sergents du roi. Elle avait offert ses bras et son travail en échange d'une soupe et celle-ci lui avait été refusée.

- Pourquoi ? se demandait-elle. Oui ! Pourquoi ?

Ce n'était pas de sa faute si elle n'avait pas de père et plus de mère et si elle était obligée de vivre dans une pauvre hutte au milieu de la forêt, au lieu d'être placée dans une ferme, d'avoir une famille, des amis.

Jamais sa mère ne lui avait appris à travailler, mais seulement à mendier, à cueillir du muguet, des fraises ou des champignons et à les vendre. S'emparer d'une poule ou d'un lapin lorsque l'occasion s'en présentait, était pour elle chose naturelle.

La bohémienne resta ainsi un long moment, regardant l'eau frôler lentement ses jambes, puis se levant, elle s'engagea dans le lit du ruisseau qui, plus loin, coulait entre deux haies épaisses la cachant à tous les regards.

Là, elle rejeta d'un geste rapide ses haillons qu'elle déposa sur les arbustes et, se servant de sable fin pour savon, elle sa frictionna vigoureusement le corps, les bras et le visage.

Ainsi complètement nue, la peau légèrement rosée par ces ablutions un peu brutales, son corps apparaissait dans toute sa beauté. Ses jambes, ses hanches, sa poitrine, tout était d'un galbe parfait et sa silhouette svelte ressemblait à une statue de quelque déesse de l'antique Grèce.

C'était réellement une belle femme.

Sa toilette terminée, elle lissa ses cheveux et les tressa en deux nattes qu'elle rejeta sur ses épaules, remit ses haillons après les avoir examinés d'un air triste et, ainsi transformée, elle sortit de sa cachette et reprit son chemin en direction du hameau voisin.

Elle avançait maintenait plus gaiement, comme si ce bain lui avait donné du courage, bien que son estomac lui rappelât cruellement qu'elle n'avait toujours rien mangé.

Et tandis qu'elle cheminait ainsi, elle entendit, venant d'une vigne située en contre-bas du sentier, un chant alerte, lancé d'une voix jeune et fraîche.

S'approchant de la haie, elle écarta les branchages, regarda d'où venait la chanson et quel était le musicien.

Un jeune homme, de dix-sept ans, d'une belle carrure déjà formée par le dur travail de la terre, était occupé à lier des ceps à leurs paisseaux. Gai et insouciant, il chantait à tue-tête.

Des cheveux blonds bouclés lui tombaient sur les épaules encadrant une figure d'une finesse plutôt rare chez un garçon de la campagne. Un front haut et dégagé donnait à son visage un air intelligent. Ses bras bien musclés, son torse nu, bronzés par le soleil et les intempéries, en faisaient un solide gaillard.

La jeune fille le regarda un moment, puis jugeant sans doute que l'adolescent ne la repousserait pas brutalement, elle s'avança un peu et l'interpella :

- T'aurais pas un p'tiot morceau d'pain ? hasarda-t-elle.

Le jeune homme, relevant la tête, aperçut la vagabonde et la reconnut.

- Non ! fit-il sèchement.

- V'là deux jours que j'ai pas mangé. J'en peux plus…. J'ai faim ! J'ai faim !....

Interdit, le jeune homme la regarda. Jamais encore il n'avait entendu crier ainsi la faim. Habitué à se nourrir régulièrement et suffisamment, il ignorait ce que pouvait être les tiraillements d'estomac.

- J'ai faim ! J'ai faim ! répéta le jeune fille, aie pitié de moi, j'ai trop faim !...

Emu plus qu'il ne voulait le laisser paraître, le garçon baissa la tête et rougit. Il avait là, dans sa besace un copieux déjeuner. Allait-il laisser souffrir la malheureuse ?

L'abbé qui lui avait appris à lire lui avait enseigné qu'il fallait être charitable et toujours partager avec les pauvres.

Oui ! mais elle, c'était l'Atchabatcha, la voleuse, la mendiante, la paresseuse ne voulant pas travailler pour sa vie. C'était de sa faute, après tout, si elle avait faim.

Et il allait la laisser partir….

La jeune fille s'éloignait déjà, lorsque se redressant soudain, il l'appela :

- Venez, j'en ai bien un petit morceau pour vous.

Pendant qu'elle s'approchait, il tira de son sac un quignon de pain qu'il lui tendit.

- Merci ! dit-elle.

Et voracement, elle mordit à belles dents sur le croûton qu'il venait de lui donner.

- J'peux m'asseoir ? demanda-t-elle. C'est bon du pain lorsqu'on a pas mangé depuis longtemps.

Peiné, le jeune homme sortit alors de sa besace une tranche de jambon fumé, la partagea et lui en remit la moitié.

- Tenez mangez ça et buvez; voilà du vin !

- T'es bon toi. T'manges pas ?....

- Si ! dit-il.

- Si j'te fais peur, assieds-toi à côté d'moi et mange aussi.

Le jeune garçon, d'un naturel très timide, se trouvait bien un peu interloqué de sans-gêne de son invitée et rougit sous les regards ardents de la bohémienne. Il n'osait répondre à son invite.

Mais elle, la sauvage, sans aucune contrainte maintenant, insistait et, sans façon, le prit par le bras et l'attira à ses côtés.

Sans défense, l'adolescent qui n'avait jamais encore quitté le giron maternel, se laissa faire et partagea tout son repas avec la jeune fille.

Celle-ci alors le questionna :

- Comment que t' t'appelles ?

- Hugues de Vaussanvin.

- Drôle de nom… T'es des Sourdeaux ?

- Oui ! Ma mère c'est la Françoise Guinot. Mon père est mort et elle s'est remariée avec le Philibert Ménager.

- Elle est bien brave la Françoise, elle m'donne toujours qué'que chose quand j'passe; mais son homme, c'matin, il a pas voulu et il m'a chassé en m'disant que j'étais une voleuse et une sale. J'suis pas sale, hein ?

Et sans pudeur, elle découvrit ses jambes et sa poitrine, tandis que Hugues rougissant de plus belle, baissait la tête, ce qui amusa fort la jeune fille.

Timidement aussi il la questionna.

- Atchabatcha, c'est votre nom ?

- J'sais pas ! Ma mère m'appelait Sarah, mais tout le monde m'appelle l'Atchabatcha. J'sais pas pourquoi !....

- C'est in joli nom Sarah.

- Oui.

- Et pourquoi ne travaillez-vous pas ? au lieu de mendier ? Il n'y a que les gens riches qui peuvent vivre sans travailler.

- Travailler ! Personne ne veux m'donner d'travail. Puis, j'en veux pas….. J'veux être libre…

- Qu'est-ce que vous faîtes, alors ?

- Rien. J'me promène, j'ramasse des champignons, des fraises, des noix, des châtaignes et j'les vends. J'mange des mûres, des pommes; quand y en a pas j'chippe des topines, une poule ou un lapin que j'fais cuire dans un coin du bois.

- Et les gens d'armes ?....

- Y m'recherchent bien, mais j'me cache. J'suis heureuse d'habitude, j'suis pas toujours comme t' m'as vue tout-à-l'heure. Dans la forêt, j'suis chez moi; j'suis libre et j'obéis à personne.

- Oui, mais vous ne fréquentez personne, vous n'avez pas d'amies, personne qui vous aime. Et vos parents ?

- Mon père, j'l'ai pas connu, ma mère, elle est morte que j'avais douze ans. Pour l'amour, ma foi, quand j'rencontre un beau gars comme toi et s'il veut de moi et bien on s'amuse un moment et…. au revoir.

Et sur ce, elle éclata d'un rire argentin qui pénétra le jeune homme; celui-ci ne sut que répondre.

Sarah se moqua de son embarras et joyeusement le prit par le menton et le regarda fixement dans les yeux :

- Oui, un beau gars comme toi pour faire l'amour. J'te plais pas ?

Hugues complètement ahuri resta coi. Il était au pire supplice.

- Rougis pas comme ça et embrasse-moi.

Après j'pars. Merci d'avance.

Hugues ne se décidant pas, Sarah, l'empoigna par le cou et tendit sa bouche vermeille.

Timidement, le jeune homme lui donna un baiser sur la joue.

- Pas comme ça, dit-elle.

Et se retournant brusquement, elle colla sa bouche contre celle de Hugues qui ne put se défendre, à demi-suffoqué par son étreinte.

Mais soudain, abandonnant son emprise, elle recula et, tendant l'oreilles :

- Des chevaux !... Les gens d'armes du bailli !.. T'mas pas vue hein !....

Et elle disparut vivement à travers les buissons.

C'étaient bien en effet les hommes du bailli à la recherche de Sarah, les habitants du village ayant signalé son passage.

Ils questionnèrent Hugues, mais celui-ci, peut-être pour la première fois de sa vie, mentit en affirmant qu'il ne l'avait pas aperçue.

Les soldats d'ailleurs, n'insistèrent pas, connaissant l'Atchabatcha depuis longtemps. Ils savaient qu'elle n'était pas bien dangereuse et préféraient en découdre avec les bandits de grands chemins dont la capture était largement rétribuée.

Ils avaient d'ailleurs la possibilité de l'arrêter quand ils le voudraient, connaissant parfaitement le lieu de son refuge. Mais aujourd'hui ils avaient autre chose à faire et ils continuèrent paisiblement leur route sans plus s'inquiéter de Sarah. Les habitants du village seraient cependant satisfaits du zèle qu'ils avaient mis à répondre à leur demande.

 


 

Chapitre II

 

 

Le soleil avait jeté ses derniers feux depuis quelques instants et le ciel encore tout empourpré de lueurs roses, teintait la montagne de reflets violacés.

Sur la route poudreuse, la diligence, attelée de ses quatre chevaux, peinait à gravir la rude pente escaladant la montagne de Montcenis, sur laquelle est bâtie la petite ville dominée par sa veille forteresse moyenâgeuse, maintenant à peu près démantelée.

 

Dans la voiture, surchauffée tout le jour par le soleil, empuantie par les relents de victuailles et l'odeurs des humains entassés dans la guimbarde, une jeune fille d'une vingtaine d'années, vêtue de noir, faisait face à un vieux militaire qui, à en juger par son air et ses manières, avait dû passer plus d'heures sur les champs de bataille et dans les camps que dans des salons ou même simplement au coin du foyer familial.

- Père, arriverons-nous bientôt, questionna la jeune fille, dont la fatigue avait tiré les traits et qui, lasse et épuisée, redressait à chaque instant sa taille dont le poids semblait l'écraser, bien qu'elle fut plutôt mince.

- Encore une bonne demi-heure, répondit l'officier, si toutefois les maudites rosses qui nous conduisent veulent bien accélérer un peu leur allure. Tu es fatiguée, ma pauvre Jacqueline.

- Oui, père. Je n'en puis plus, je suis brisée. Peu à peu l'obscurité s'était emparée du véhicule et, loin d'accroître leur vitesse, les bêtes exténuées par la longue et dure route qu'elles venaient de parcourir, continuaient à traîner cahin-caha la pesante voiture que le postillon avait peine à maintenir dans le bon chemin, tant la nuit était maintenant profonde. Enfin quelques lumières trouèrent les ténèbres et bientôt, au milieu des cris et gesticulations des gens qui attendaient le courrier, la diligence arriva au relais d'où elle ne devait repartir que le lendemain, en direction de Moulins.

Accrochée au bras de son père, la jeune fille se laissa traîner, plutôt qu'elle ne marcha, jusqu'à la salle d'auberge où déjà avaient pris place de nombreux voyageurs, peu ou prou fatigués par une longue étape.

Tous deux s'assirent à une table à l'écart. L'hôtelier, d'un coup d'oeil expert, avait déjà reconnu les hôtes qu'il jugeait désirables de ceux qui n'étaient pour lui qu'une maigre source de profits; il s'approcha des deux voyageurs et s'inforn1a obséquieusement des désirs de l'officier.

- D'abord vite deux repas et ensuite deux bonnes chambres; nous sommes harassés et morts de faim et avons hâte de nous reposer. - Une simple soupe pour moi et un peu de fromage, interrompit la jeune fille.

- Non, .Jacqueline, il faut te restaurer. Tu es fatiguée, je le comprends après un tel voyage, mais il faut réparer tes forces, car demain nous avons encore une bonne marche à faire avant d'être rendus aux Sourdeaux.

Et, tandis que l'aubergiste s'empressait auprès de la cheminée monumentale dont l'âtre lançait des flammes rougeoyantes qui faisaient luire les cuivres des chaudrons et éclairaient la salle autant que la lumière des quelques chandelles placées sur les tables, le vieil officier s'inquiétait de la santé de sa fille. - Vois-tu, Jacqueline, je pense que demain tu seras peut-être encore bien lasse pour faire les deux lieues qui nous séparent des Sourdeaux. Je viens de réfléchir à une chose: au lieu de revenir un jour prochain à Montcenis, voir Me Girau pour terminer les démarches relatives à la succession de ta pauvre mère, nous resterons ici demain toute la journée. Tu te reposeras pendant que je débrouillerai toutes nos affaires avec le tabellion. Rien ne nous presse d'arriver et nous partirons seulement après-demain matin. Ta santé d'abord.

La jeune fille acquiesca.

Maintenant la salle d'auberge était remplie de l'animation bruyante qui se renouvelait à chaque arrivée du courrier.

Aussi est-ce avec hâte que Jacqueline, malgré les objurgations de son père pour qu'elle mangeât davantage, avala une appétissante soupe au lard et une omelette et prit congé de l'officier pour rejoindre sa chambre, cependant que celui-ci, doué d'un solide appétit, faisait honneur au repas servi.

 

 

Lorsque Jacqueline s'éveilla, depuis plusieurs heures déjà le jour était levé et, à l'animation qui hier soir agitait l'auberge, avait succédé un calme reposant.

La fatigue l'avait terrassée à tel point qu'elle n'avait même pas entendu, à l'aube, tout le remue-ménage causé par le départ de la diligence et, ni les piaffements des chevaux, ni les coups de fouets, pas plus que les cris et les jurons du postillon, n'avaient eu raison de son sommeil.

Aujourd'hui, ses traits avaient repris tous leurs charmes. Grande, mince, elle était le portrait même de son père. Des cheveux chatains encadraient un visage régulier où brillaient des yeux bleus; un nez légèrement busqué lui donnait un profil de médaille et sa bouche charnue laissait voir une double rangée de dents saines derrière des lèvres de corail. Toutefois une certaine pâleur des pommettes semblait être le résultat d'une maladie et ses mouvements n'avaient peut-être pas la vivacité que l'on pouvait attendre d'une personne de son âge.

Elle était vêtue d'une robe de lainage noir très sobre et coiffée d'un bonnet de dentelles comme les Bourguignonnes en portaient au début de ce XVIIIe siècle.

Sa toilette terminée, Jacqueline descendit retrouver son père attablé dans la grande salle de l'auberge, face à un homme d'une soixantaine d'années, au visage encadré de favoris blancs et à la chevelure opulente.

- Me Girau, notaire royal, présenta le vieil officier. Ma fille Jacqueline.

Le digne notaire se courba cérémonieusement.

- Jacqueline a été très fatiguée à la suite de la mort de sa mère, continua-t-il. C'est elle qui l'a soignée pendant les deux ans de sa terrible maladie, passant ses nuits et ses journées à son chevet. Son dévouement a été sans borne et la mort de ma pauvre femme a été pour elle un coup terrible, bien que depuis longtemps nous n'avions plus aucune illusion sur l'issue fatale de son mal. Tous ces soucis, cette peine ont fortement ébranlé sa santé et quelques mois de repos à la campagne lui feront du bien. Elle a vingt ans et à cet âge, il ne faut pas traiter les grosses fatigues et le surmenage à la légère.

- Oui, le bon air des Sourdeaux lui rendra bien vite ses couleurs, répartit Me Girau, d'autant plus que les fermiers sont de braves gens et seront certainement aux petits soins pour Mademoiselle.

Et reprenant sa conversation interrompue par l'arrivée de la jeune fille, le notaire poursuivit:

- Comme nous l'avons décidé tout à l'heure, passez tous deux à mon étude cet après-midi, et nous réglerons nos affaires. Puis, au fait, pourquoi ne viendriez-vous pas déjeuner à la maison; bien que je sois un vieux célibataire, ma table n'est pas si détestable, grâce aux bons offices de ma vieille servante Marie, cordon bleu remarquable, un peu ronchonneuse parfois, mais au fond brave femme. Nous pourrons ainsi, tout en savourant un délicieux pâté de lièvre qui est son secret, et dont elle se procure la viande - Dieu ne sait où... et je ne veux pas le savoir davantage - causer un peu de ce qui nous intéresse. Entre vieux amis, inutile de s'enfermer au milieu de mes paperasses et nous serons bien mieux pour discuter devant une bonne vieille bouteille de Bourgogne. D'ailleurs, je connais par coeur les dispositions testamentaires de Mme Languet et nous n'aurons plus ensuite qu'à signer les quelques papiers nécessaires.

- Ma foi, une telle invitation ne se refuse pas, répartit l'officier. Cela nous changera des menus des auberges que nous fréquentons par force depuis trois jours.

- Puis si vous le voulez bien, Mademoiselle Jacqueline, je vous ferai, en guise d'apéritif, les honneurs de notre petite ville et de son vieux château, de la terrasse duquel la vue est magnifique; de bien curieuses légendes donnent aussi à ces vieilles pierres un reflet original.

- J'ai toujours admiré la nature et les choses anciennes, répondit joyeusement la jeune fille et, croyez-le, Maître, ce sera pour moi un réel plaisir. Quant aux légendes, j'ai toujours aimé les contes de fée et, dans bien des histoires, elles jouent un si beau rôle ! Puis, c'est un peu l'âme de nos ancêtres qui s'y retrouve, leurs rêves, leurs passions et leurs défauts aussi. Lorsqu'on les approfondit, il est possible d'en tirer des leçons toujours profitables.

- Très bien ! très bien ! C'est dommage, dit Me Girau, que les Sourdeaux soient aussi éloignés, car si vous êtes admiratrice du passé, vous auriez trouvé chez moi une foule de vieux documents et de vieux ouvrages qui vous auraient intéressée en vous faisant mieux connaître notre Bourgogne et particulièrement ce vieux pays éduen si riche en souvenirs, en monuments et en histoire. En tous cas, souvenez-vous que ma bibliothèque est à votre disposition et que vous trouverez toujours à Montcenis le meilleur accueil de Me Girau. L'été est bien beau à la campagne; mais les jours de pluie, pour une personne de la ville, sont longs et peu souvent gais; aussi la lecture abrège-t-elle agréablement les heures.

- Merci, Maître, je n'oublierai pas votre proposition et, sans en abuser, j e viendrai certainement vous rendre visite de temps à autre. Heureux de trouver chez la jeune fille de telles similitudes de goût, le vieux notaire s'écria joyeux :

- Eh bien! allons faire un tour dans notre jolie cité.

C'était en effet, un vieille et curieuse petite ville, avec ses rues tortueuses et étroites, bordées d'anciennes maisons aux fenêtres géminées et à meneaux et aux portes en accolades. Les affaires y étaient prospères et le passage de la grand'route de Moulins à Bâle entretenait un commerce florissant.

Bâtie à flanc de coteau, elle entourait sur trois côtés, l'enceinte d'un vieux château fort construit au XI" siècle, incendié à plusieurs reprises et finalement rasé par Henri IV à la suite de la rébellion d'un de ses seigneurs.

Me Girau était un érudit; aussi ce fut un véritable cours d'histoire locale qu'il fit à ses hôtes. Il était ravi de voir la jeune fille s'intéresser réellement à ses récits et ne tarissait pas sur les faits et gestes des anciens seigneurs du lieu.

Tout en devisant, les promeneurs avaient gravi la montagne et, du haut des ruines, ils purent jeter un coup d'oeil sur le vaste panorama qui s'offrait à leur regard. Le temps clair permettait d'apercevoir au sud, tous les monts du Charollais et les derniers contreforts des Cévennes; à l'ouest, les monts du Morvan avec Je Mont Beuvray couronné autrefois de l'antique oppidum, Bibracte, ancienne capitale des Gaules, tandis qu'à l'est, très loin, se laissait voir le Mont-Blanc, teinté de rose.

- Signe de pluie, déclara le notaire.

A leurs pieds, par contre, le paysage était plus âpre, bien que quelques petits étangs jetassent une note claire parmi un terrain couvert de broussailles et à peu près inculte. Seules deux ou trois fermes isolées dans un désert.

Et Me Girau expliqua que le sol des environs de la montagne recélait du charbon exploité au petit bonheur par des ouvriers et que ceux-ci étaient souvent victimes de graves accidents résultant d'un travail fait sans méthode et sans précaution.

Il conduisit ensuite les visiteurs à la vieille église dont le choeur gothique renfermait de curieuses statues et de belles grilles ouvragées de fer forgé.

Puis, tout en bavardant, les trois amis se dirigèrent vers la demeure du notaire, une des plus anciennes du pays et l'une des plus belles, avec ses fenêtres géminées à vitraux et les splendides sculptures sur bois ornant la façade.

 

 


 

Chapitre III

 

 

Tout en déjeûnant, Me Girau mit ses hôtes au courant des dispositions qu'avait prise Mme Languet, mère de Jacqueline.

Celle-ci, née Léonarde de la Rivière, était la fille de Charles de la Rivière, possesseur de riches domaines en Bourgogne; elle avait épousé Pierre Languet, chirurgien aux Armées du Roy, lui-même issu d'une vieille famille bourguignonne récemment anoblie par Louis XIV en raison des services rendus par un ancêtre à Jehan de Montaigu, prince cadet de la maison des premiers ducs de Bourgogne. La famille Languet était originaire de Vitteaux en Bourgogne, et là, s'étaient fixés les parents de Jacqueline.

Léonarde de la Rivière avait hérité, à la mort de ses parents, de diverses terres et notamment d'une propriété située aux Sourdeaux, dans le bailliage de Montcenis, composée d'une ancienne maison de maîtres, de prés et de champs. C'est dans cette vieille demeure que se rendait Jacqueline pour s'y reposer.

Mme Languet avait toujours aimé cette maison et, avant sa maladie, presque chaque année, y séjournait quelques semaines, soit avec son mari, lorsque son service aux armées lui en donnait la possibilité, soit avec ses enfants.

Me Girau apprit alors à Jacqueline que sa mère lui avait légué cette maison en toute propriété avec les quelques terres qui l'entouraient. Elle lui laissait en outre de petits revenus qui lui en permettraient l'entretien, d'ailleurs assez onéreux en raison de sa vétusté.

Mais Jacqueline n'attachait que peu d'importance à ces questions d'argent, son père ayant une fortune suffisante pour satisfaire ses besoins, d'ailleurs modestes; ses plus grosses dépenses consistaient surtout en dons aux pauvres et en achats de vêtements pour les déshérités qui frappaient à la porte de la maison, où depuis la mort de sa mère, elle vivait avec ses deux plus jeunes soeurs et son frère.

Pierre Languet, habile chirurgien, était un homme simple, ne faisant aucun cas de tous les titres de noblesse dont tiraient vanité ses frères qui, bien avant même que le roi leur eût accordé officiellement des honneurs, avaient, sur de simples lettres patentes données à leur ancêtre, fait figure de nobles bourgeois.

Il faut toutefois reconnaître à leur crédit, que cette famille avait su mériter l'estime et la reconnaissance des habitants de Vitteaux et que plusieurs de ses membres occupaient des situations et des postes enviables. Cependant, Pierre Languet, n'avait pas cru déchoir en accordant la main de sa fille aînée à un simple et honnête commerçant.

Mais quelle tollé dans la famille qui avait vu ainsi de mésallier une des siennes.

Plus encore que chez les Languet, les oncles et tantes de Jacqueline, de la branche des de la Rivière, se montraient jaloux de leur noblesse et veillaient avec soin à ce que les autres filles du chirurgien n'allient pas encore une fois un sang roturier au leur.

Aussi n'était-ce pas sans appréhension que toute la famille voyait Jacqueline partir seule pour de longues semaines, dans un pays éloigné, avec lequel les communications étaient longues et difficiles et où elle pouvait se trouver exposée aux intrigues de petites gens qui

Pierre Languet, habile chirurgien, était un homme simple, ne faisant aucun cas de tous les titres de noblesse dont tiraient vanité ses frères qui, bien avant même que le roi leur eût accordé officiellement des honneurs, avaient, sur de simples lettres patentes données à leur ancêtre, fait figure de nobles bourgeois.

Il faut toutefois reconnaître à leur crédit, que cette famille avait su mériter l'estime et la reconnaissance des habitants de Vitteaux et que plusieurs de ses membres occupaient des situations et des postes enviables. Cependant, Pierre Languet, n'avait pas cru déchoir en accordant la main de sa fille aînée à un simple et honnête commerçant.

Mais quelle tollé dans la famille qui avait vu ainsi de mésallier une des siennes.

Plus encore que chez les Languet, les oncles et tantes de Jacqueline, de la branche des de la Rivière, se montraient jaloux de leur noblesse et veillaient avec soin à ce que les autres filles du chirurgien n'allient pas encore une fois un sang roturier au leur.

Aussi n'était-ce pas sans appréhension que toute la famille voyait Jacqueline partir seule pour de longues semaines, dans un pays éloigné, avec lequel les communications étaient longues et difficiles et où elle pouvait se trouver exposée aux intrigues de petites gens qui verraient en elle une héritière digne de leurs ambitions.

Mais Pierre Languet connaissant mieux que tout autre le caractère calme et réfléchi de sa fille, ne se laissa nullement influencer par les objections de sa famille et passa outre. Quant à la jeune fille, n'eût été la peine qu'elle éprouvait à abandonner ses frère et soeurs et les malheureux dont elle était la bonne fée et qui l'adoraient, elle voyait avec plaisir ce voyage et ce séjour à la campagne au milieu du calme reposant de la nature; de plus, la perspective d'être éloignée pendant quelque temps de toutes les agitations de la ville, la comblait d'aise.

 

 

Me Girau, afin d'éviter à ses hôtes la fatigue d'une longue marche, avait mis sa voiture à leur disposition. De bonne heure donc, le lendemain, Jacqueline et son père, conduits par le fidèle serviteur du notaire, quittaient Montcenis par le chemin caillouteux suivant la crête des collines.

De loin en loin, les ailes des moulins à vent, argentées par le soleil, tournaient joyeusement, jetant une note gaie sur le paysage plutôt sévère de ces sommets arides où seuls le granit et les genêts étaient maîtres.

Puis, la carriole s'engagea dans la descente des Crouillotes, combe aux pentes raides et où le chemin mal entretenu côtoyait de profondes ravines.

Bientôt cependant, la nature devenait moins rude; les pentes s'aplanissaient et, cà et là, des prairies étoilées de blanches marguerites et de boutons d'or, tachaient le paysage de teintes tendres. Au fond de la vallée, le Mesvrin aux eaux limpides, serpentait paresseusement; en face, à l'entrée d'un petit vallon perpendiculaire, s'abritaient les quelques maisons de deux hameaux séparés l'un de l'autre par des prairies. Le second de ces hameaux, celui qui se trouvait dans la reculée, était celui des Sourdeaux, que l'on qualifiait alors pompeusement de village, bien qu'il ne possédât ni église, ni école, ni cimetière. Il dépendait, comme son voisin, le Bas-de-Marais, de la paroisse de Saint-Sernin-du-Bois.

Construit à cheval sur le petit ruisseau du Bas-de-Chêne, il se composait d'une dizaine de feux; presque tous les habitants étaient des laboureurs, à l'exception d'un marchand chez lequel on pouvait trouver tous les objets les plus nécessaires à la vie courante, tels que cruches en terre, chandelles, étoffes ordinaires, etc... Un moulin, alimenté par une dérivation du ruisseau, écrasait le grain de tous les cultivateurs et chaque maison possédait son four.

Le village bâti dans le creux de la vallée, abrité des vents, avait un climat particulièrement serein et la proximité des grandes forêts de Saint-Sernin-du-Bois, d'Antully et de Prodhun, donnait à l'air une grande pureté.

Et ce fut avec émotion et avec joie que nos deux voyageurs aperçurent enfin, tranchant au milieu des couvertures de chaume, le toit de tuiles brunes vieillies et couvertes de mousse, but de leur voyage.

Jacqueline qui n'était pas venue aux Sourdeaux depuis près de dix ans, s'en souvenait bien peu et demandait à son père force détail sur les lieux et les gens qu'elle pourrait fréquenter.

- Ce sont tous des cultivateurs dont les terres, pour la plupart appartiennent au Prieur de Saint-Sernin et leur sont données en mainmorte; ils en ont la jouissance comme s'ils en étaient propriétaires; mais si leurs enfants peuvent en hériter, ils ne doivent ni les vendre, ni les céder de quelque manière que ce soit. Presque tous sont de braves gens, dit le père de la jeune fille, et dignes d'intérêt.

Et après avoir franchi le Mesvrin par un gué, la voiture arriva au Bas-de-Marais. Traversant alors un pré, elle parvint bientôt au hameau où tous les enfants firent cercle autour du véhicule, tandis que quelques vieilles femmes, gardiennes de ces foyers où les jeunes travaillent tout le jour dans les champs, regardaient derrière leurs fenêtres où sur le seuil des portes, les arrivants dont elles ne conservaient qu'un très vague souvenir.

 


 

Chapitre IV

 

 

Les premiers jours de leur arrivée furent occupés par Jacqueline à son installation et au nettoyage de la maison si longtemps abandonnée. De son côté, Pierre Languet, rendit visite à ses métayers, puis aidé par le fermier auquel il avait confié la culture des terres appartenant désormais à sa fille, consacra son temps aux quelques gros travaux d'entretien et aux réparations indispensables.

Puis voici qu'arriva pour le chirurgien le moment de rejoindre ses enfants d'abord, son poste ensuite.

Avant de quitter sa fille, il voulut toutefois la confier aux bons soins de son fermier, Philibert Ménager et de sa femme. Aussi les convia-t-il un soir à sa table, ainsi que le beau-fils de Philibert, Hugues de Vaussanvin qui, nous l'avons vu, était issu d'un premier mariage de la femme du laboureur, Françoise Guinot, avec le descendant d'une famille de vieille souche du pays.

Philibert Ménager avait entre trente-cinq et quarante ans; il était taillé en force, les traits durs, burinés par le travail et le visage tanné par les intempéries. Son aspect sévère et bourru, révélait un coeur sec; mais cependant il adorait sa femme, âgée de quelques années de moins que lui.

La fermière, mariée toute jeune à un laboureur du pays, Dominique de Vaussanvin, avait eu de lui un fils, Hugues. Mais un jour, le cultivateur en travaillant dans la forêt, avait été tué par un arbre qu'il était occupé à abattre et qui l'avait écrasé dans sa chute.

Son fils n'avait alors que cinq ans et la femme avait dû peiner seule pour l'élever, continuant à faire valoir les terres que son mari tenait du prieur et celles que lui avait confiées Pierre Languet.

Puis elle avait connu Philibert Ménager qui l'avait aidée de son mieux à exploiter ses biens et, compatissant pour son malheur, l'avait épousée.

Maintenant le ménage était heureux; Hugues qui atteignait ses dix-sept ans, était pour eux une aide précieuse, d'autant plus que sa mère, dans son contrat de mariage, lui avait réservé la future jouissance des biens de son premier mari. Aussi le jeune homme travaillait-il ferme, comprenant son intérêt. Sérieux, il ne quittait le village que pour se rendre à Saint-Sernin les jours de foire.

Il était doué d'une intelligence au-dessus de la moyenne et, sa mère, malgré les charges que cela lui avait imposées, avait tenu à ce qu'il sache lire, écrire et compter, chose assez rare à cette époque chez les gens de sa condition.

C'était aussi un beau gars, bien taillé, aux cheveux blonds et à la moustache naissante, mais qui, sous un physique agréable, cachait une timidité qu'il ne pouvait, ni même ne cherchait à surmonter. Bien souvent, les jeunes filles du village s'amusaient de son défaut en lui lançant quelques oeillades qui avaient le don de le faire rougir jusqu'aux oreilles.

N'ayant jamais fréquenté de jeunes gens de son âge - et pour cause, il était le seul garçon adolescent du hameau - il était resté aussi innocent qu'une jeune fille, des choses connues en général, des garçons de cet âge.

Aussi n'était-il pas très à son aise ce soir-là, à la table de Pierre Languet et, ce ne fut que par monosyllabes qu'il répondit tout d'abord aux questions que lui posaient Jacqueline. Celle-ci d'ailleurs eut bientôt deviné le défaut de Hugues et s'efforça de lui donner confiance petit à petit, le questionnant gentiment sur ses travaux et sur les champs dont il s'occupait pour son compte; aussi, à la fin de la soirée, il osait lever les yeux sur elle sans se trouver par trop gêné.

De leur côté, Philibert et sa femme s'efforcèrent de gagner la confiance de la jeune fille et promirent à Pierre Languet de veiller sur elle; aussi celui-ci put-il repartir tranquille, ne doutant pas que sa fille fut en bonnes mains. D'ailleurs Jacqueline, avec sa franchise habituelle et ses mamières simples avait su rapidement se rendre sympathique.

 

 

Après le départ de son père, Jacqueline passa son temps à parcourir tous les alentours, faisant la connaissance des uns et des autres, s'intéressant à leurs travaux, s'inquiétant de leur santé et aussi, discrètement, de leurs besoins ou de leurs misères.

Son naturel doux et aucunement prétentieux, son accueil aimable, poli et dépourvu de toute fierté inutile, lui valurent bientôt l'amitié de presque tous les gens, du village. Elle donnait ici, gentiment un conseil, là, s'occupait de la toilette d'un enfant, ailleurs soutenait les pas hésitants d'un infirme ou d'un malade. Parfois même, bien que sa constitution ne lui permît pas de gros efforts, elle ne craignait pas d'empoigner un outil et d'aider un vieillard à cultiver son jardin.

Une voisine était-elle fatiguée, aussitôt elle offrait ses services, faisait le ménage, préparait les repas, s'intéressait aux enfants auxquels elle apprenait à lire et à écrire.

Un accident survenait-il à l'un des fermiers, à un ouvrier ? On l'appelait immédiatement et, toujours, sans hésiter et sans retard, elle accourait, faisait l'infirmière, la garde-malade.

Comme elle était la seule personne cultivée du village, on avait recours à elle et on sollicitait ses conseils pour toutes les affaires de famille. Souvent elle dut faire le voyage de Montcenis pour aller se renseigner près de Me Girau et résoudre des problèmes délicats. Elle rapportait d'ailleurs de ces visites, une provision de livres pour meubler ses soirées et les jours où la pluie la condamnait à rester au logis.

Son dévouement et sa gentillesse étaient même bientôt connus des hameaux voisins où on ne la désignait plus que sous le nom de la « Dame des Sourdeaux ».

Elle aimait également se promener seul dans la campagne et ses pas la conduisaient parfois assez loin dans l'immense forêt de Saint-Sernin, traversée par une antique voie romaine.

Douée d'un profond sens artistique et aussi d'un certain talent, elle emportait souvent dans ses randonnées à travers la nature, quelques pastels et, assise sur une pierre ou un tronc d'arbre, s'amusait à reproduire sur le papier, les paysages qui l'avaient charmée; elle savait d'ailleurs rendre à merveille l'harmonie des couleurs qui avaient enchanté ses regards.

De ses promenades elle rapportait aussi des brassées de fleurs des champs qu'elle se plaisait à ranger dans des vases, chez elle, et chez ses fermiers où elle prenait tous ses repas.

 

 

C'est au cours d'une de ses sorties dans la campagne, en se rendant à Saint-Sernin, en traversant le bois, plutôt que d'emprunter la grand'route, que Jacqueline rencontra, un jour, l'Atchabatcha.

Toujours vêtue de ses haillons, la pauvresse épouvanta un peu la jeune fille, lorsqu'elle s'approcha d'elle et lui demanda la charité. Mais Jacqueline, se rendant compte que la bohémienne n'avait pas de mauvaises intentions à son égard, tira un écu de sa bourse et le lui tendit. Celle-ci surprise d'un aussi large geste, clouée sur place, se contenta de balbutier un merci à peine poli.

Jacqueline la questionna et lorsqu'elle connut sa lamentable existence, lui promit de s'occuper d'elle et de lui procurer du travail.

- Du travail !... Ah ! non, s'écria-t-elle. Etre esclave chez l'un ou l'autre... toujours travailler, être enfermée... Non ! j'préfère vivre libre !.... T'nez v'la vot pièce... J'en veux pas !...

Jacqueline lui fit signe de la conserver et s'éloigna.

Le soir, à son retour, elle conta sa rencontre à Philibert et à Françoise, ce qui lui valut un beau concert de reproches, surtout de la part du fermier.

- Voyez-vous, Mademoiselle Jacqueline, faites tout le bien que vous voudrez aux pauvres, mais pas à elle. C'est une honte; une fille pareille devrait être emprisonnée et on la laisse courir la campagne et nous voler. Cet argent que vous lui avez donné, qu'en fera-t-elle, je me le demande? Peut-être le boira-t-elle ? Elle n'a qu'à travailler ...

Françoise essaya bien de prendre un peu sa défense, mais devant la colère de son mari, ne dit plus mot.

Quant à Hugues, qui avait conservé de sa rencontre avec Sarah, un souvenir qu'il avait peine à analyser, il sembla se désintéresser de la conversation et continua, sans lever la tête, la réparation d'un panier. Cependant, il rougit violemment au souvenir du baiser donné par son amie d'un instant et qui avait marqué son cœur d'une empreinte tenace et laissé ses sens un peu désorientés.

Jacqueline promit de ne plus s'occuper de cette fille, bien qu'en elle-même, une force instinctive lui commandât de tenter de sauver Sarah de sa misère, de sa vie de sauvage, de sa paresse et de l'amener à vivre honnêtement, comme tout le monde.

 

 


 

Chapitre V

 

 

Un mois s'était écoulé depuis la rencontre de Sarah et de Hugues. Mais si celui-ci n'avait plus revu la bohémienne, sa pensée la ramenait souvent à son esprit sans que le jeune homme puisse dire s'il éprouvait l'envie de la voir à nouveau où le désir de ne plus entendre parler d'elle.

Ce jour-là, Hugues s'était rendu dans une friche et coupait des fougères destinées à faire la litière des écuries. Son père devait venir chercher sa récolte, avec la voiture, à la fin de la journée, et, comme chaque fois qu'il travaillait loin de la ferme, le jeune homme avait emporté son déjeuner.

La matinée avait été très dure; le soleil dardait des rayons brûlants et le temps orageux incitait au repos. Aussi, son repas terminé, Hugues s'etait-i1 allongé à l'ombre d'un grand chêne et sommeillait, attendant que la plus grosse chaleur fût un peu apaisée.

 

 

De son côté, Sarah, elle aussi, pensait au jeune homme. Mais contrairement à son ami d'une heure, elle savait parfaitement bien ce qui la guidait et le lui avait d'ailleurs clairement exprimé.

- S'il n'a pas compris, pense-t-elle, c'est un rude idiot.

Aujourd'hui, elle voulait le revoir. Elle était venue au village et, après avoir guetté le départ de Philibert, elle frappa à la porte de la ferme.

A la vue de la bohémienne, Françoise eut un mouvement de recul. Mais son bon coeur l'emporta sur la crainte que son mari sache qu'elle lui avait encore fait l'aumône. Aussi se hâta-t-elle de lui donner un morceau de pain et un fromage de chèvre.

Mais Sarah ne semblait pas pressée de quitter la fermière et lui offrit, en remerciant de sa charité, de lui dire la bonne aventure.

La brave femme, ne croyait pas à toutes ces balivernes; mais devant l'insistance de la jeune fille et pour se débarrasser d'elle le plus rapidement possible, elle finit par tendre la main.

Sarah, qui avait imaginé ce stratagème pour connaître le lieu où se trouvait Hugues, s'empressa de scruter la paume qui lui était offerte et, habilement après avoir parlé de la santé des uns et des autres, de l'avenir de la fermière, affirma que son fils qui se trouvait présentement à la foire du village voisin, était en train de se laisser berner en faisant l'acquisition d'un porc.

Françoise, qui ne se doutait nullement des intentions de la bohémienne, se laissa prendre au piège et, en riant, s'écria :

- Hugues n'est pas au village. Il est parti ce matin à la fougère, dans la friche du Bas-de-Chène.

Sarah, qui ne demandait que ce renseignement, s'excusa de s'être ainsi trompée et partit, l'air vexée, tandis que la fermière riait de la grossière erreur de la devineresse.

 

 

La jeune fille prit aussitôt le chemin où elle savait maintenant trouver Hugues et arriva effectivement à la friche pendant que ce dernier faisait la sieste.

Sans mot dire et sans éveiller le dormeur, elle s'étendit à ses côtés et, s'armant d'un brin d'herbe, se mit en devoir de le taquiner en lui chatouillant le nez et les oreilles.

Sans s'éveiller, Hugues, chassait d'une main malhabile, la mouche importune qui, pensait-il dans son demi-sommeil, se permettait de l'ennuyer.

Finalement, excédé, il ouvrit les yeux et, tandis qu'il dévisageait d'un air ahuri Sarah allongée à côté de lui, le rire cristallin de celle-ci acheva de le tirer de sa torpeur.

- Que faites-vous là, demanda-t-il.

- T'vois, j'ai pensé à toi en passant et bien su te r'trouver.

- Qui vous a dit que j'étais ici?

- La Françoise...

Et elle raconta à Hugues le bon tour qu'elle avait joué à la fermière.

- Pourquoi êtes-vous venue ?

- T'voir. T'penses plus à moi depuis l'autre jour. C'était pourtant dommage que les gens d'armes soient v'nus nous déranger, hein !...

- Pourquoi dommage ? ...

- Non !... Alors te d'mandes pourquoi ? ... Mais t'es donc tout neuf? ... C'est t'y une leçon que t'veux ?... Allons embrasse-moi...

Et Sarah à nouveau se jeta goulûment sur la bouche du jeune homme.

Hugues d'abord interdit d'une telle audace, finit par se prendre au jeu de son amie et lui rendit ses baisers; puis guidé par sa partenaire déjà experte, les deux jeunes gens scellèrent leur amour dans une longue étreinte.

 

 

Après cette scène qui n'avait d'amour que le nom, mais qui ressemblait bien plus à l'accouplement de deux bêtes, qu'à l'union de deux êtres éprouvant l'un pour l'autre de tendres sentiments, les deux jeunes gens restèrent longtemps étendus côte-à-côte, se taquinant et s'embrassant éperdument.

Pour Sarah, qui dès l'âge de quinze ans, avoua-t-elle à son amant, avait connu un homme, elle n'éprouvait en ces instants que l'apaisement d'un désir qui la tourmentait de temps à autre, mais qu'elle savait calmer avec un partenaire de rencontre que, bien souvent, elle ne revoyait jamais.

Cependant, aujourd'hui, elle ressentait vaguement un sentiment qu'elle n'avait encore jamais éprouvé. Hugues, il est vrai, avait été pour elle un morceau de choix, habituée qu'elle avait été jusqu'alors, à des caresses plus brutales.

Quant à Hugues qui n'avait jamais aimé, cette heure fut pour lui un véritable enchantement et la révélation de l'amour que venait de lui procurer Sarah, avait profondément impressionné son coeur et ses sens.

Mais le temps passait et Hugues, avant de se remettre au travail, étreignit une dernière fois son amie; celle-ci d'ailleurs lui promit de revenir le voir sans tarder.

Et, un long moment, il regarda s'éloigner la svelte silhouette de la jeune fille, dont les longs cheveux flottaient au vent et dont la jupe écarlate mettait une note ardente sur l'émeraude de la prairie.

 

 

 


 

Chapitre VI

 

 

Au repas du soir, Hugues, qui d'ordinaire causait gaiement avec ses parents et avec Jacqueline, avait aujourd'hui l'esprit absent et ne semblait pas vouloir se mêler à la conversation générale.

 

Le nez dans son écuelle, il avalait sa soupe sans mot dire, ce que ne manqua pas de remarquer Françoise.

 

- Qu'as-tu donc ce soir ?... Tu sembles préoccupé... Que t'est-il arrivé ?

 

- Rien !... dit-il, en prenant un air désinvolte.

Et, levant la tête, ses yeux rencontrèrent ceux de Jacqueline qui, elle aussi, avait remarqué chez le jeune homme, un air bizarre.

 

 

Le regard droit et honnête de la jeune fille le fit rougir et il prétexta un peu de lassitude pour regagner sa chambre et se coucher aussitôt.

Toutefois, le sommeil ne vint pas. Ses pensées le ramenaient au début de cet après-midi et à sa rencontre avec Sarah. II sentait encore sur ses lèvres les baisers brûlants de la bohémienne et sur tout son corps, ses caresses si douces.

Mais tout son bonheur était gâché par l'idée que Sarah n'était pas une fille avec laquelle il pouvait se montrer, se fiancer, et se marier.

- Si mon père savait ce que j'ai fait avec elle, songeait-il, il me chasserait certainement. Et ma mère, que dirait-elle ? Elle aurait du chagrin bien sûr; elle m'a élevé en honnête homme et j e viens de me lier à une voleuse. Quelle honte !...

Et pourtant, pensait-il, je n'ai pas fait de mal. Evidemment, ce n'est pas une femme comme les autres, tout le monde la chasse, elle est mal vêtue, elle vole et les sergents du roi la recherchent; mais elle a été gentille avec moi et si elle voulait seulement travailler et vivre comme tous...

Puis, elle jolie...

Et l'image de la vagabonde flottait devant ses yeux.

Mais le portrait de Jacqueline venait aussi se dresser à ses côtés et, malgré lui, une comparaison s'imposait à son esprit. Quelle différence entre les deux jeunes filles, entre Sarah et la douce et pure Jacqueline, si bonne avec tous, avec les malheureux... toujours correctement vêtue, polie et gentille...

- Que vient-elle faire ici ce soir !... C'est à Sarah que je veux penser !... A Sarah... que j'aime !... Jacqueline, je ne l'aime pas, elle m'est indifférente... Puis, ce n'est pas une femme faite pour un cultivateur...

Et il essaie de chasser son image.

- Sarah que j'aime !...

Ces mots lui font peur...

- Aimer !... C'est donc ce qu'il avait fait avec Sarah ?.. C'était cela l'amour ?..

Il s'efforçait de penser à Sarah, mais toujours se superposait au portrait de l'aimée, celui de Jacqueline qui semblait vouloir s'y substituer.

- Jacqueline !... Pourquoi ?.. Je ne l'aime que comme ma mère; j e la respecte, mais jamais je n'ai pensé autrement à elle. Elle n'est pour moi qu'une étrangère, comme les autres filles du village, la Jeanne Charleux et l'Yvonne Martinon...

Malgré ses efforts pour trouver le sommeil, les heures passaient et toujours l'image obsédante de Sarah était devant ses yeux.

- M'a-t-elle donc ensorcelé ? ... On dit que les bohémiennes savent jeter des sorts !... En suis-je donc victime !...

« Non ! Ce sont là des stupidités. Le sort qu'elle m'a jeté, c'est l'amour, mais un amour impossible, inavouable, que je dois cacher à tout le monde et que je dois repousser.

« Le repousser !...

« Oui... Je le repousserai... D'ailleurs, reverrai-je seulement Sarah ? Aujourd'hui elle était comme ces chattes qui gémissent durant les nuits, ces chiennes qui courent après les mâles. Ses ardeurs assouvies, peut-être ne pensera–t-elle plus à moi et, à la prochaine occasion, elle rencontrera un autre « beau gars » comme elle dit, pour la satisfaire ? ...

« Oui, je ne penserai plus à elle. Mon coeur sera tranquille et je ne peinerai pas ma mère ni ne mettrai mon père en colère.

« Et Jacqueline, que dirait-elle si elle savait ce qui s'est passé. Sûr qu'elle ne m'adresserait plus la parole et aurait honte de moi.

« Oui, je l'oublierai... C'est un bon moment passé... N'y pensons plus !....

Et il était presque l'heure où les coqs jettent au soleil leurs premiers chants, lorsque Hugues put enfin s'assoupir, d'un sommeil agité, le cerveau encore hanté du souvenir de l'Atchabatcha.

 

 

Le lendemain, alors qu'il se disposait à partir au bois, Jacqueline qui était déjà sortie, l'appela en le priant de bien vouloir l'aider à atteler la voiture afin de se rendre à Saint-Sernin.

Hugues s'empressa aussitôt et tandis qu'il s'affairait, Jacqueline lui demanda affectueusement:

« Qu'avez-vous Hugues ? Hier soir, vous paraissiez soucieux et ce matin vous avez les traits tirés comme si vous n'aviez pas dormi ? Etes-vous malade ?. fatigué ?.. Quelqu'un vous a-t-il fait de la peine ? Dites-le moi...

Hugues piqua son fard habituel et répondit :

- Mais non, Mademoiselle Jacqueline, je n'ai rien et je ne suis pas malade. J'ai mal dormi en effet, mais c'est sûrement les suites d'une mauvaise digestion.

La jeune fille n'insista pas, mais ne fut pas dupe des raisons fournies par le jeune homme et, sautant prestement dans la voiture, elle désigna Hugues de l'index, et lui dit amicalement :

« Vous n'êtes pas gentil de ne pas avoir confiance en moi ».

Le jeune homme resta un moment interdit. Non ! il ne pouvait confier son secret à personne et à Jacqueline moins qu'à tout autre. Puis, n'avait-il pas décidé cette nuit, de ne plus penser à Sarah. Il allait tenir parole.

Et prenant sa cognée, d'un pas tranquille, il se dirigea vers le fond de la vallée, où commençait la forêt.

 


 

Chapitre VII

 

 

Plusieurs jours passèrent sans que Hugues revit Sarah.

Cette absence ne l'empêchait cependant pas de penser à elle. Maintes fois, il s'était surpris en train de rêver, tandis que la faux qu'il tenait en main avait cessé son mouvement de balancement. Chaque fois il avait bien tenté de réagir, essayé d'oublier, mais toujours l'image de Sarah, réapparaissait, tenace, plus ensorceleuse que j aillais.

Il voulait ne plus la revoir, mais en lui-même, revenait une mauvaise pensée qui lui faisait souhaiter une nouvelle visite de son amante.

Et avec les jours, une étrange souffrance lui serrait le coeur.

- Ah la revoir !... la revoir une fois encore !... la serrer dans mes bras, pensait-il !...

Il s'acharnait au travail. Levé avant le jour, il ne posait son outil que lorsque la nuit lui interdisait toute activité. Mais malgré tout, à chacun des moments où son esprit pouvait s'évader, c'était vers Sarah qu'allaient ses pensées.

Au bout de huit jours, il ne put se contenir. Il lui fallait revoir Sarah, la revoir à tout prix, lui dire ses tourments.

Par instant, il tâchait de se raisonner.

Que ferait-il après l'aventure qu'il désirait ? Son esprit et ses sens seraient-ils apaisés ou bien, au contraire, serait-il plus malheureux encore ? Ne se moquerait-elle pas de lui ? Ne le chasserait-elle pas au lieu de l'accueillir comme il l'espérait ?

 

Ses idées tourbillonnaient dans sa tête sans parvenir à se mettre en ordre et lui permettre de prendre une décision.

Et ce fut dans cet état d'esprit, sans réfléchir aux conséquences que sa conduite pourrait provoquer, qu'un matin, sans souffler mot à personne, il prit le chemin de la forêt.

Il savait bien où se trouvait la hutte de l'Atchabatcha. Mais Sarah serait-elle là ? Il n'y pensait même pas. Il allait d'un pas rapide, grimpant le rude sentier pierreux, son esprit volant devant lui et déjà parvenu à la retraite de la bohémienne.

Encore quelques centaines de mètres et ce serait la clairière où se dressait la hutte de branchages et de terre, abandonnée là par des charbonniers et dont la pauvresse s'était fait une demeure.

Son coeur battait très fort, comme lorsqu'il avait fourni un gros effort. Enfin, derrière un buisson voici qu'apparut la pauvre cabane.

Dans son cerveau échauffé, il la voyait bien plus vaste, plus haute, moins délabrée... Et devant lui se dressait un misérable réduit de cinq à six pieds de long sur autant de large. Là était tout le domaine de Sarah; la clairière était tout son horizon. Mais celle-ci était incomparablement plus accueillante que la masure. Le soleil y laissait filtrer ses rayons à travers les branches des jeunes arbustes; le sol était tapissé d'un fin gazon de mousse et de bruyères roses où se mêlaient les scabieuses et les digitales, les coquelicots et d'humbles pervenches; dans la ramure, un concert de chants et de joyeux pépiements rompait le silence des alentours.

Un petit ruisselet murmurait sous la verdure et s'épanchait en une large flaque où se miraient les frondaisons, avant de reprendre son chemin cascadant à travers les cailloux de la colline.

Hugues s'avança le coeur serré. Etait-elle là ?

Rien ne semblait le laisser voir.

Il s'approcha et écarta le lambeau d'étoffe qui masquait l'ouverture... La case était vide...

Un lit de fougères occupait la moitié de l'espace. De l'autre côté, posée sur un billot de bois, une écuelle de terre ébréchée; sur une sorte de planche faisant office de rayon, un verre, une bouteille à demi remplie d'eau, et un morceau de chandelle. Toute la fortune de Sarah était là sous ses yeux; tout son dénuement aussi...

A la vue de cette pauvreté, sa poitrine se serra. Enlevant l'écuelle, il s'assit sur le plot de bois et, la tête dans ses mains, les coudes posés sur les genoux, il pleura. Il pleura sur la misère de la fille. Il pleura sur son lamentable amour.

Soudain, il se redressa. Au loin, une voix chantait joyeusement, à tue-tête; il la reconnut...; c'était celle de Sarah.

Aussitôt ses tristes pensées s'évanouirent et s'élançant hors de la cabane, il appela.

La voix se tut... Personne ne répondit...

Encore il appela, puis se précipita dans le sentier.

Rien...

Il ne s'était pourtant pas trompé et n'avait pas été victime d'une illusion; c'était bien sa voix qu'il avait entendue.

Pendant de longues minutes, il explora les environs; mais ses recherches furent vaines, ses appels sans réponse.

La jeune fille ne l'avait certainement pas reconnu... ou peut-être la peur d'un piège des sergents du bailli, lui avait-elle fait prendre la fuite !

Découragé, il retourna à la hutte.

A l'entrée, Sarah était là qui l'accueillit d'un rire moqueur, heureuse du tour qu'elle venait de lui faire.

- Ah! voilà mon amoureux !... Alors p'tiot, qu'est-ce que t'fais là ?

Pour toute réponse Hugues se jeta dans ses bras et l'embrassa ardemment.

- Tu m'avais promis de revenir. Ne te voyant plus, le temps me semblait long sans toi et je t'ai cherchée... Je t'aime, Sarah !... je t'aime !...

- Hé là... T'y prends goût aux filles, alors...

- Je t'aime !...

- Que t'dis... C'est pas moi que t'aimes... C'est du plaisir que t'veux !... Et bien, t'en auras !... Viens !...

Et elle lui désigna l'entrée de son humble logis.

- Non !... ce n'est pas pour le plaisir que je suis venu. Je ne sais pas ce qui me tient depuis l'autre jour; je pense toujours à toi; la journée lorsque je travaille, la nuit quand le sommeil me fuit; quand je dors même, je ne rêve qu'à toi.

Et encore, il répétait: « Sarah! je t'aime! »

- Est-ce cela qu'on appelle l'amour ?

- Peut-être, dit Sarah, pensive. Alors qu'est-ce que te m'veux. L'amour, j'peux t'en donner….. si c'est moi que tu t'désires, viens !...

- Oui c'est toi que je veux, mais pas comme l'autre jour. Ce que je veux, c'est ton coeur, c'est que toi aussi, tu m'aimes ! que tu quittes ta cabane, que tu vives comme les autres femmes et que je puisse t'épouser sans rougir...

- Idiot va !... Si t'veux pas de moi comme je suis, dis-le et fous le camp !... Moi, j'suis pas faîte pour l'amour que t'veux !... et comme le font les autres...

- Sarah !....

- J'peux pas m'marier avec toi... T'sais bien que l'Philibert peut pas m'voir !... Une belle séance si t'lui disais que j'suis ta maîtresse... pas vrai ? ...

Et Sarah éclata d'un rire sonore en voyant la mine déconfite de son ami.

- Allons! viens p'tiot... Après te t'en iras et n'pense plus à moi... La Sarah elle est pas pour toi, pour de bon... Pour le reste, t'la trouveras toujours quand t'voudras...

En attirant Hugues contre elle, elle lui tendit gentiment ses lèvres. Mais le garçon la repoussa brutalement et, sans se retourner, s'enfuit à travers le bois.

 

 

Sarah, surprise d'un geste auquel elle ne s'attendait nullement, comprit que le jeune homme ne l'aimait pas seulement pour son corps et pour son plaisir, mais que son coeur était réellement épris d'elle.

Un long moment, elle resta là, pensive. Que pouvait-elle faire ? Elle savait pertinemment que jamais le père Philibert, pas plus d'ailleurs que la Françoise, malgré son bon coeur, ne l'accepteraient à leur foyer. Alors !...

- Pourquoi aussi ce gosse s'était-il amouraché d'elle ? Elle ne lui en avait pas tant demandé ? ... C'était bien un peu de sa faute, puisqu'elle l'avait presque forcé à la posséder. Mais jusqu'alors aucun homme n'avait été plus loin que son plaisir et tous l'avaient ensuite abandonnée. Pouvait-elle supposer qu'avec lui, il en aurait été autrement ?

En haussant les épaules, elle se remit à ramasser du bois mort.

Malgré elle, cependant, sa pensée la ramenait vers le jeune homme.

- L'aimait-il vraiment aussi puissamment qu'il le disait ?...

- Eh ! Eh !... Dans ce cas...

Et répondant à une pensée qui venait de se faire jour subitement dans sa tête :

- Pourquoi pas ? ... Pourquoi ne chercherais-je pas à me faire épouser... On a bien vu des princes épouser des bergères. Il n'est pas un prince et je vaux bien une bergère, moi...

Et l'idée, lentement, faisait son chemin.

- Le Philibert, pensait-elle n'est pas le père de Hugues et n'a rien à voir dans cette affaire. Quant à la Françoise, c'est une femme insignifiante qui cèdera facilement...

Puis se redressant coquettement :

- Je ferais bien une jolie fermière, murmura-t-elle, quand je serai bien attiffée.

Et sans s'embarrasser davantage de scrupules, elle résolut de revoir le garçon dès le lendemain.

 

 

L'absence de Hugues durant toute la matinée n'avait pas été sans être remarquée par Philibert et Françoise et le retour du jeune homme avec la mine défaite, avait mis en éveil ses parents qui se doutèrent bien immédiatement qu'il devait y avoir là-dessous une histoire de femme.

Philibert ne fit toutefois aucune remontrance à Hugues.

- Il faut bien que jeunesse se passe, pensa-t-il.

D'ailleurs, il connaissait bien toutes les filles du village et des hameaux voisins; toutes étaient assez sympathiques et il pouvait penser que si l'une d'elles fréquentait son fils, c'est qu'elle avait l'intention de s'en faire épouser. Certes, il préfèrerait comme belle-fille, celle-ci plutôt que celle-la, mais sans contrarier Hugues, il saurait bien, le moment venu, lui montrer son intérêt.

Quant à Françoise, plus perspicace, si elle devina qu'il s'agissait d'une amourette, elle était inquiète de voir la tristesse sur le visage de son fils, alors qu'elle eût dû y lire la joie et le bonheur.

Elle prit donc Hugues à part et l'interrogea. Mais le jeune homme ne répondit que par monosyllabes, sans vouloir dévoiler le nom de l'aimée, ni même dire s'il s'agissait d'une histoire d'amour.

Françoise s'ouvrit de ses soucis à Jacqueline, quoique celle-ci fût encore bien jeune pour comprendre un tel sujet. Sans faire d'ailleurs allusion au motif qu'elle soupçonnait, elle exprima ses craintes de voir Hugues se renfermer ainsi sur lui-même et demanda à la jeune fille de l'aider à connaître les pensées de son fils.

Jacqueline promit de faire ce qu'elle pourrait, mais elle n'avait pas un grand ascendant sur le jeune homme qui la considérait un peu comme une grande soeur et qui était peu enclin à s'épancher. Ne lui avait-elle pas déjà demandé, il y a quelques j ours, de se confier à elle !... Et le jeune homme n'était-il pas parti sans mot dire...

Enfin, elle essayerait, car elle eût été peinée de voir souffrir ses fermiers, si bons pour elle et Hugues, en particulier, pour qui elle avait une réelle estime.

 

 

Hugues se dirigeait, tête basse, l'air triste, la faux sur l'épaule, dans le chemin conduisant au hameau voisin, lorsqu'au détour du sentier, Sarah, cachée derrière le tronc d'un arbre, lui lança au visage un bouquet de coquelicots.

Surpris, le jeune homme hésita.

- Que fais-tu là ?

- Hugues, j't'ai peiné hier. J'le regrette. Après qu't'as été parti, j'ai pleuré et j'ai compris que moi aussi j't'aime. J'suis venue pour te l'dire. M'crois-tu ?..

Fou de joie, il posa son outil et s'élança dans les bras de la jeune fille et, lentement, comme deux amoureux, deux fiancés officiellement promis, ils cheminèrent côte à côte, sans se préoccuper de ce qu'on pût les apercevoir.

Sarah, ce jour-là ne chercha pas à obtenir ce qu'elle offrait d'ordinaire avec tant de désinvolture. Elle se refusa même à accéder au désir de son ami. En digne fille d'Eve, elle comprit qu'elle arriverait plus facilement à ses fins en se faisant désirer qu'en cédant facilement. Plus l'objet convoité est difficile à obtenir, plus on met d'acharnement à sa conquête et, c'est sur ce principe qu'elle baserait désormais sa ligne de conduite qui devait la mener, pensait-elle, à la réalisation de son rêve : entrer dans la ferme des Ménager et en devenir un jour la maîtresse.

 

 


 

Chapitre VIII

 

 

Sarah, presque tous les jours maintenant, trouvait le moyen de rencontrer Hugues, ne fut-ce que quelques instants.

Mais les passages fréquents de la bohémienne dans le village et sur les chemins avoisinants avaient mis les habitants en alerte. Que venait-elle toujours chercher par là ? Et bien qu'aucune volaille n'ait disparu, les paysans se méfiaient; l'un d'eux, pour en avoir le coeur net, la suivit un jour jusqu'au moment de sa rencontre avec Hugues.

Tranquillisé quant à ses biens, il revint au village où il s'empressa de conter l'histoire à sa femme. Inutile de dire que quelques heures plus tard, tous les Sourdeaux connaissaient les amours des deux jeunes gens.

Ce fut chez les Ménager un beau tapage lorsque la nouvelle y parvint.

Philibert, ivre de colère, parlait de livrer Sarah à la prévôté, de chasser le mauvais garçon de la maison et menaçait tous et tout. Françoise, effondrée, pleurait, cherchant à calmer son mari et à trouver une excuse à la conduite de son fils.

- Hugues n'est pas mauvais, disait-elle. Il s'est laissé prendre par la première femme qu'il a rencontrée. C'est encore un gosse et lorsque nous lui aurons montré les conséquences de sa conduite, il abandonnera cette fille. Il est honnête et foncièrement bon; devant notre chagrin, il comprendra son erreur.

- Je le souhaite, répartit Philibert; mais Hugues, malgré son caractère soumis, est volontaire; je crains que ce premier amour, s'il est contrarié, ne fasse que l'exaspérer et persister dans son idée. A quoi pense-t-il donc, crédieu !... Il n'a tout de même pas l'intention de la marier !... Alors, il gâche son avenir ... Aucune fille du pays ne voudra de lui après qu'il aura couru avec cette roulure !...

Il en était là de son monologue lorsque la porte s'ouvrit et que Hugues pénétra dans la cuisine.

A la vue de son père arpentant la pièce en long et en large, de sa mère en pleurs, il eut tout de suite le sombre pressentiment que son aventure était connue de ses parents.

Sans en éprouver de la joie, il se sentit néanmoins soulagé à l'idée qu'il ne serait pas obligé de provoquer lui-même la discussion.

Celle-ci, en effet, ne tarda pas à éclater.

- Ah! te voilà, toi !... Nous venons d'en apprendre de belles sur ton compte... Tu n'as pas honte de courir les chemins avec l'Atchabatcha, cette saleté, cette voleuse !... Et tu l'embrassés avec ça... et puis quoi encore !... Peut-être pire !... Tu n'as pas honte !... Tout le village en fait des gorges chaudes... On t'a vu l'embrasser.

- Regarde dans quel état tu mets ta mère. Et tu crois que ça se passer comme cela et continuer. Eh bien ! Non !... Demain, j'irai à Montcenis dénoncer cette voleuse et cette garce au bailli; tu verras si elle va moisir dans le pays !...

« Et toi, si jamais, je te vois avec elle ou si j'apprends que tu la fréquentes encore, tu verras... Tu pourras prendre ton baluchon et foutre le camp d'ici... L'Atchabatcha chez moi, sous mon toit... Jamais !...

 

« Que comptes-tu donc en faire? Même pas pour t'amuser, tu m'entends !... Pas cette putain-là !... »

Hugues baissa la tête et laissa passer l'orage Enfin pour toute répons, il laissa tomber :

- Je l'aime !....

- Tu l'aimes !.... Tu l'aimes !.... hurla Philibert. Mais tu es fou !... Aimer cette femme !... Ah ! Si je ne me retenais pas, je te giflerais... gamin !... Sais-tu seulement ce que c'est que d'aimer!... C'est parce que cette saleté t'as embobiné par j ne sais trop quoi, que tu crois l'aimer !... Tu n'as pas couché avec elle, au moins...

Hugues ne répondait toujours pas.

- T'as couché avec elle... Ah ! la salope !... Tu n'es pas dégoûté, une vermine pareille !... Blême de fureur, Philibert secouait son fils par le bras. Mais celui-ci se redressant, articula d'une voix nette :

- Oui !... Je l'aime... et elle m'aime... Philibert ne put supporter cette réplique et, à toute volée appliqua une gifle magistrale au jeune homme.

Celui-ci pâlit et dévisagea son beau-père, les dents serrées et les poings crispés; puis, se détournant lentement, il sortit de la pièce, sans articuler une parole.

Françoise avait assisté, muette, à cette terrible scène qui, pour la première fois, mettait en antagonistes son mari et son fils. Elle prévoyait connaissant le caractère des deux hommes, qu'elle se renouvellerait certainement, si Hugues persistait dans sa folle détermination.

 

 

Jacqueline, qui était absente lors de cette pénible discussion, trouva à son arrivée, la fermière en larmes et Philibert, muet, assis devant la table et tenant sa tête dans ses mains. Interloquée, elle questionna :

- Qu'avez-vous Françoise ?

Entre deux sanglots, la fermière ne put que répondre :

- Hugues...

- Qu'y a-t-il ?.. Que lui est-il arrivé ?..

En deux mots Philibert dépeignit la situation :

- Il est amoureux de l'Atchabatcha !... Il est fou !...

Jacqueline s'approcha alors de Françoise et tenta de la consoler.

- Ce n'est pas sérieux. Hugues a voulu s'amuser. Non ! il ne l'aime pas, il le croit; c'est encore un enfant et lorsque vous lui aurez fait la morale, il comprendra qu'il lui est impossible d'aimer cette fille.

- Où est-il, demanda-t-elle?

Le père lui indiqua la porte :

- Sorti !...

Jacqueline embrassa Françoise et lui dit:

- Ayez confiance, je vais lui parler.

Et la jeune fille sortit à la recherche de Hugues.

 

 

Jacqueline explora tous les recoins de la ferme, des écuries au grenier à foin, puis erra longuement à travers la campagne. Mais le Jeune homme resta introuvable.

- Peut-être, rentrera-t-il à la nuit, pensat-ene!...

11 était en effet très tard, lorsqu'enfin ene l'aperçut se dirigeant vers l'étable.

Ene l'interpena doucement; mais Hugues fit la sourde oreille et pénétra dans l'écurie.

Que faire ? Il n'était guère convenable, d'aner le rej oindre à cette heure et en ce lieu. Si on l'apercevait, ene risquait de faire jaser dans le village. Mais ene avait promis à Françoise d'intercéder et ene aurait un entretien avec lui. Ille fanait...

Se dirigeant donc vers l'étable, elle y trouva Hugues qui préparait une botte de fourrage pour s'y coucher .

S'approchant de lui, elle lui dit gentiment : - Hugues, venez avec moi... j e veux vous

Jacqueline embrassa Françoise et lui dit :

- Ayez confiance, je vais lui parler.

Et la jeune fille sortit à la recherche de Hugues.

 

 

Jacqueline explora tous les recoins de la ferme, des écuries au grenier à foin, puis erra longuement à travers la campagne. Mais le Jeune homme resta introuvable.

- Peut-être, rentrera-t-il à la nuit, pensa-t-elle !...

I1 était en effet très tard, lorsqu'enfin elle l'aperçut se dirigeant vers l'étable.

Elle l'interpella doucement; mais Hugues fit la sourde oreille et pénétra dans l'écurie.

Que faire ? Il n'était guère convenable, d'aller le rejoindre à cette heure et en ce lieu. Si on l'apercevait, elle risquait de faire jaser dans le village. Mais elle avait promis à Françoise d'intercéder et elle aurait un entretien avec lui. Il le fallait...

Se dirigeant donc vers l'étable, elle y trouva Hugues qui préparait une botte de fourrage pour s'y coucher.

S'approchant de lui, elle lui dit gentiment :

- Hugues, venez avec moi... je veux vous parler... Vous savez combien j'ai d'estime pour vous et pour vos parents... Ne me refusez pas... Venez...

Et le prenant par le bras, elle tenta de l'entraîner au dehors.

Mais le jeune homme résista.

- A quoi bon, dit-il. Rien ne fera changer ma décision. D'ailleurs après ce qui vient de se passer, je ne peux plus rester à la maison. Demain, je partirai me placer comme valet de ferme à Saint-Sernin, ou ailleurs si je ne trouve pas là-bas.

- Vous ne ferez pas cela, reprit Jacqueline. Venez d'abord vous expliquer avec moi et ensuite nous verrons ce qu'il y aura lieu de faire. Ne faites pas la forte tête !...

Hugues consentit enfin à la suivre et, tous deux allèrent s'asseoir sur un banc, près du bief du moulin, loin de toutes oreilles indiscrètes.

Avant d'entamer la conversation qui allait peut-être se révéler scabreuse, Jacqueline eut un instant d'hésitation. Etait-elle bien qualifiée pour aborder un tel sujet, elle, une jeune fille de trois ans seulement plus âgée que celui qu'elle voulait sermonner. Quelle autorité au raient ses paroles ? Et puis, parler d'amour alors qu'elle était encore complètement inexpérimentée sur ce sentiment...

Son hésitation fut toutefois de courte durée.

Elle était de ces caractères qui ne reculent jamais devant une difficulté et n'esquivent jamais une responsabilité. Elle avait fait une promesse à Françoise; elle allait essayer de détourner Hugues de son stupide projet.

Après un moment de silence, Jacqueline attaqua :

- Allons Hugues, racontez-moi ce qui s'est passé, tout... je veux savoir.

- Non, Mademoiselle Jacqueline, je ne peux pas, c.'est impossible...

- Je le veux, s'entêta la jeune fille.

- Non ! Il y a des choses que je ne peux pas dire, à vous surtout. Vous êtes honnête et bonne et si je vous racontais tout, vous ne voudriez et ne pourriez plus me regarder en face. Quand je réfléchis bien, je sens que je suis un misérable; malheureusement, je ne puis plus rien; je l'aime et si l'on m'obligeait à y renoncer, je crois que j'en mourrais.

- Hugues, vous n'êtes qu'un enfant. Quoique jeune encore, j'ai vu déjà pas mal de misères que je me suis efforcée de soulager. Je peux entendre votre confession.

Et prenant doucement les deux mains de Hugues dans les siennes, elle lui dit d'un ton énergique :

- Hugues, allons parlez. Il le faut... et je le veux... Vous ne voulez pas me chagriner maintenant, après avoir fait déjà tant de peines à vos parents.

Ce geste affectueux, et cette invite pressante, incitèrent le jeune homme à livrer son coeur et il commença le récit de son aventure par sa rencontre avec Sarah, dans la vigne. Jacqueline écoutait en silence, encourageant Hugues de son approbation, lorsqu'il narra la scène du partage de son déjeuner.

- Jusque-là, votre bon coeur vous a fait bien agir. J'espère qu'il continuera dans cette voie et que votre égarement ne sera que passager.

Il avoua alors le baiser que la bohémienne lui avait donné et le trouble qu'il en avait ressenti.

Il raconta ensuite sa deuxième rencontre. Il aurait voulu passer sous silence les étreintes passionnées de Sarah, mais il s'y prit si maladroitement que Jacqueline comprit.

Blessée dans sa pudeur, elle rougit violemment; fort heureusement, l'obscurité ne permit pas au jeune homme de s'apercevoir de son trouble.

Elle n'insista d'ailleurs pas et laissa Hugues poursuivre son récit sans l'interrompre. Celui-ci lui raconta sa visite à Sarah, dans la cabane, son départ brusqué alors qu'elle lui accordait son amour et leurs rencontres maintenant de plus en plus fréquentes.

Lorsqu'il eut achevé, Jacqueline lui demanda à brûle-pourpoint :

- Alors vous avez l'intention de l'épouser ? Hugues hésita un instant avant de répondre.

- Peut-être !...

- Elle ne vous l'a pas demandé ?

- Si...

- Et qu'avez-vous répondu !

- Plus tard, lorsque mes parents y consentiraient.

- Alors, vous ne vous marierez qu'avec leur consentement. C'est bien.

- Oui, je l'espérais. Mais après la scène de ce soir, je crois que je serai obligé de passer outre.

- Vous ne pouvez pas, vous êtes trop jeune encore.

- J'attendrai...

Un moment de silence permit à Jacqueline de faire le point et elle continua :

- Alors vous croyez que vous l'aimez parce qu'elle vous a embrassé deux ou trois fois, qu'elle s'est donnée à vous et affirme éprouver pour vous le même sentiment ?

« Réfléchissez, Hugues, regardez votre situation et la sienne. Vous avez devant vous un avenir assuré. Votre beau-père a d'assez grandes terres à vous laisser lorsqu'il cessera de travailler; votre mère a également des biens assez considérables et malgré qu'ils soient en mainmorte, c'est à vous qu'ils reviendront et vous serez un des plus gros fermiers du village et même de la région.

« Si vous vous brouillez avec vos parents, quelles ressources aurez-vous ? Je sais bien que vous êtes travailleur et qu'avec vos bras vous arriverez toujours à vous tirer d'affaires; mais vous ne serez malgré tout qu'un mercenaire, guetté par la maladie et la misère. Et elle, de quel secours vous sera-t-elle ? Elle qui ne sait rien faire et ne veut même pas travailler.

« Regardez-vous vous-même. Vous avez une belle santé, êtes assez intelligent pour vous débrouiller dans la vie et votre situation de fortune vous permet d'envisager un mariage avec une bonne et brave fille du même rang que vous.

« Sarah, qu'a-t-elle à vous donner ? Elle n'a aucune connaissance, aucune instruction... Un beau minois, certes... Je ne disconviens pas qu'elle soit jolie ? Mais c'est tout ce qu'elle peut vous offrir. Avouez que c'est bien peu dans la vie.

« Et êtes-vous bien sûr qu'elle vous aime ? Ne serait-ce pas uniquement pour vos biens qu'elle tente de se faire épouser... Evidemment ce serait pour elle, la plus belle chose qu'elle puisse souhaiter.

« Connaissant son passé ! Elle-même vous a avoué, m'avez-vous dit, qu'elle aimait les beaux gars; êtes-vous bien sûr alors que vous ferez bon ménage ? Vous sera-t-elle fidèle ? C'est une fille de la nature et c'est la nature qu'il lui faut.

« Hugues, réfléchissez... »

- Comme je vous l'ai dit, Mademoiselle Jacqueline, j'ai essayé de ne plus la revoir, car au début, j'avais honte de mon amour. Mais il a été le plus fort. Il a fallu que je la retrouve et je sens que désormais, j e ne pourrai plus m'en passer.

- Il faut encore essayer. N'allez plus à ses rendez-vous; ne cherchez plus même à l'apercevoir. Fuyez-la.

« Pensez à l'immense chagrin de votre chère mère qui n'a que vous au monde. Elle a déjà eu plus que sa part de malheurs lorsqu'elle a perdu votre papa.

« Puis ne gardez pas rancune à Philibert. Il vous aime bien aussi et s'il vous a frappé tout à l'heure, c'est sous le coup de la peine que vous lui avez causée.

« Demain matin, conduisez-vous en homme. Allez le trouver, tendez-lui la main et promettez-lui de tout faire pour quitter Sarah ». Mademoiselle Jacqueline, vous êtes bonne; mais vous me demandez des choses qui sont peut-être au-dessus de mes forces.

- Non, je connais votre ténacité, votre volonté et votre courage, et, si vous le voulez, vous le pouvez.

« Allez maintenant vous reposer et faites l'impossible pour chasser de votre pensée, celle qui ne peut faire que votre malheur. Hugues, bien qu'il n'eût pas voulu le laisser voir à Jacqueline, était fortement impressionné par les raisons de la jeune fille et ne put se retenir de la saisir par les deux mains et lui dire :

- Merci, Mademoiselle Jacqueline.

 

 


 

Chapitre IX

 

 

Le lendemain, Hugues, comme il l'avait promis à Jacqueline, demanda à ses parents d'oublier la pénible scène de la veille et déclara qu'il ferait tout pour ne plus rencontrer son amante.

Et afin d'éviter les occasions de la retrouver sur son chemin, il se rendait dès le matin au travail en compagnie de son père et s'en revenait toujours avec lui.

Il lui avait bien semblé cependant apercevoir à plusieurs reprises, au travers des buissons, la jupe rouge de la bohémienne qui tentait de l'approcher, mais il n'avait rien fait pour chercher à provoquer une rencontre.

Il en souffrait.

Souvent son père surprit ses soupirs et les yeux tristes du jeune homme disaient assez ses tourments. Il pensait toutefois que le temps est un consolateur certain et qu'il finirait par faire oublier à Hugues son amour pour cette femme qu'il exécrait.

Quand Sarah s'aperçut que son amie se détournait d'elle et même la fuyait, elle comprit que certainement Philibert et Françoise n'étaient pas étrangers à cette attitude.

Tous les jours elle épiait les allées et venues du jeune homme, mais sans parvenir à trouver un seul moment propice à une rencontre. Aussi en conçut-elle un vif dépit et une haine farouche pour le fermier qui, d'ailleurs, lui avait toujours inspiré une réelle antipathie.

 

 

Une semaine passa ainsi.

Un certain jour, Philibert décida qu'à l'occasion de la foire, Hugues se rendrait à Montcenis afin de rapporter divers outils. Françoise aurait désiré également se rendre à la ville pour y faire des achats nécessaires au ménage. Mais on était au moment de la moisson et la présence de la fermière était indispensable à la maison.

Jacqueline s'offrit à la remplacer; toutefois Françoise s'y refusa, prétextant qu'elle n'avait pas l'habitude de s'occuper de la « marende », ni des bêtes et qu'elle ne pourrait jamais faire la traite des vaches.

- Non, dit-elle, allez plutôt à Montcenis avec Hugues. Ce sera pour vous une distraction et vous ferez aussi bien que moi et même mieux, les quelques emplettes que je dois y faire.

La jeune fille qui avait en Hugues une entière confiance, n'hésita pas une seconde à accepter la proposition.

Elle n'avait d'ailleurs jamais eu l'occasion, depuis leur entretien de la semaine dernière de lui reparler de la bohémienne et elle espérait qu'au cours de cette longue promenade, elle pourrait à nouveau revenir sur ce sujet et achever de persuader le jeune homme d'abandonner son idée.

 

 

Le jour fixé, Hugues et Jacqueline, perchés sur le siège de la carriole, quittèrent la ferme de bonne heure, lui, habillé de son costume le plus neuf, et elle vêtue d'une robe de couleur claire faisant ressortir admirablement son visage qui, maintenant respirait la santé et avait, ainsi que ses bras, pris une teinte ambrée due au grand air et au soleil.

Après avoir traversé le hameau du Bas-de-Marais, la voiture s'engagea sur la route des Vernizeaux pour gagner celle de Montcenis par les villages du Crosot et de la Charbonnière, Hugues ayant une commission à faire dans ce dernier hameau. Ce trajet allongeait bien le parcours d'une bonne demi-lieue, mais le chemin était bien meilleur que celui des Crouillottes emprunté habituellement par les cultivateurs des Sourdeaux.

Le voyage s'effectua sans incident et les deux heures de chemin ne parurent pas longues aux jeunes gens qui bavardèrent gaiement.

Hugues, loin d'être sot, connaissait de nombreuses histoires sur la région et il les conta à Jacqueline qui y prenait un vif intérêt. L'histoire du « J' m'envoule » par exemple, l'amusa follement, bien que son dénouement inspira la pitié de la jeune fille.

Le « J' m'envoule » était un simple d'esprit dont la cervelle était illuminée par une idée fixe, idée qui d'ailleurs depuis les temps les plus reculés, avait toujours hanté le cerveau des hommes : pouvoir imiter le vol des oiseaux.

Le pauvre homme, pour ce faire, s'enduisit le corps de miel, se roula dans du duvet, s'attacha aux bras deux ailes de coq et se crut ainsi prêt à tenter l'expérience. Il grimpa donc tout au haut d'un peuplier et s'élança dans le vide.

Le résultat fut celui auquel on pouvait s'attendre : une jambe et un bras cassés tel était le bilan de l'aventure.

Plus loin, aux villages du Crosot et de la Charbonnière, Hugues montra à Jacqueline les « découverts » dont lui avait parlé Me Girau et dans lesquels des ouvriers extrayaient de la houille.

Celle-ci affleurait le sol; il suffisait de piocher superficiellement pour recueillir le précieux minerai. Hélas ! dans la fièvre de se procurer cette richesse, la plus élémentaire prudence n'était pas observée. On creusait de plus en plus profondément et souvent des malheureux périssaient sous des éboulements.

A Montcenis, ses achats faits, Jacqueline se rendit chez Me Girau où Hugues devait la rejoindre dès qu'il aurait terminé les emplettes dont ses parents l'avaient chargé.

Me Girau, après s'être enquis de sa santé, lui demanda des nouvelles des Ménager. La jeune fille, qui connaissait la sagesse du notaire, en profita pour lui raconter la misérable histoire de Hugues et lui demander quelques conseils pour achever de le détourner de son projet insensé.

Le notaire hocha la tête.

- Ma pauvre demoiselle, vous ne connaissez pas l'esprit des jeunes gens et je crains que vos efforts ne soient faits en pure perte. Vous avez toujours été habituée à écouter les conseils de vos parents et votre intelligence vous dit qu'ils parlent avec leur expérience. Mais chez beaucoup d'esprits frustres - bien que ce ne soit pas le cas de votre protégé - ils pensent que les vieux radotent et ne sont là que pour les empêcher de danser en rond. Après, lorsqu'ils ont appris à leurs dépens - et c'est souvent trop tard - ils consentent enfin à reconnaître que les anciens avaient peut-être raison.

« Hugues fait là, une terrible expérience. Tout jeune, il est tombé dans les filets d'une fille qui, certainement n'éprouve pour lui aucun sentiment, mais cherche à se créer une vie exempte de soucis - tout au moins le croit-elle. Si elle parvenait à ses fins, ce serait un malheur pour Hugues et ses parents.

« Mais hélas ! je connais le coeur humain, ses faiblesses et ses passions; je ne doute pas que Hugues soit follement épris de cette Sarah et qu'il sera assurément très difficile de l'en détacher. Il faudrait, pour cela qu'un événement imprévu lui ouvrît les yeux... et encore... ».

Jacqueline était navrée de voir avec quel pessimisme, Me Girau accueillait la nouvelle. Aussi insista-t-elle pour que le notaire vît le jeune homme et lui parlât, lorsque tout à l'heure, il viendrait la chercher.

Me Girau promit de faire tout ce qu'il pourrait et, quand le jeune homme arriva, il l'invita à entrer et déboucha une vieille bouteille.

Après avoir parlé de la récolte, des diverses choses de la ferme, le notaire aborda le sujet :

- Alors, lui dit-il gaiement, on ne songe pas encore au mariage, vous n'avez pas encore fait votre choix ?

Le jeune homme rougit et répondit négativement.

Et s'adressant à Jacqueline:

- C'est un cachottier, hein ?.. Je suis bien sûr qu'il a déjà une amourette avec une fille des Sourdeaux, du Bas-de-Marais ou de Saint-Sernin !... Ce n'est pas avec la Jeannette Pelletier? Non ! elle est un peu jeunette encore !

« Vois-tu, mon gars, il te faudra choisir une brave et honnête fille, comme I'Yvonne Martinon par exemple ou la Reine Charleux. Elles sont sérieuses, travailleuses et, ce qui ne gâte rien, ce sont de jolies filles. Leurs parents ont du bien et je te verrais avec plaisir épouser l'une d'elles.

« Surtout méfie-toi des filles de la ville - je vous demande pardon, Mademoiselle Jacqueline, je ne dis pas cela pour vous - et surtout de celles qui sont sans métier et qui ne savent rien faire de leurs dix doigts. Pour vous autres, cultivateurs, il vous faut des femmes courageuses ».

« Ne pensez-vous pas ainsi, Mademoiselle »

- Si Maître, et maintenant que je connais bien Hugues, je suis persuadée qu'il est de notre avis et qu'il saura faire son choix, si difficile que cela puisse lui paraître.

Hugues avait écouté attentivement les conseils du notaire. Dans son for intérieur, il les approuvait pleinement. Mais il y avait Sarah, à laquelle sa pensée revenait toujours. Pourrait-il arriver à l'oublier ?.

 

 

Les deux jeunes gens prirent congé du notaire qui, sur le pas de sa porte, les regarda s'éloigner.

- Brave nature que cette Jacqueline. Voilà une maîtresse fille... C'est la femme qui conviendrait à Hugues, pensait-il.

Il rentra en hochant la tête.

- Si ce n'était que de Pierre Languet, peut-être. Mais avec les de la Rivière, halte-là !

Le retour fut aussi gai que l'aller, jusqu'au hameau des Vernizeaux où la voiture, changeant de direction, se dirigea vers le Bas-de-Marais.

A peine le véhicule avait-il dépassé les dernières maisons du village, que soudain, comme une folle, une femme bondit d'un sentier proche, se précipita à la tête du cheval et arrêta l'animal.

C'était Sarah !...

- Ah ! Te v'la charogne !... T'as profité d'mes leçons et pris goût aux filles. J'comprends maintenant pourquoi t'veux plus d'moi; t'en as trouvé une autre, hein !... une bien mieux qu'moi... et pis qui fait la dame... qu'a des écus... et qu'est bien habillée...

Et s'adressant à Jacqueline :

- Fille de pute !... va... Le Philibert sait bien ce qu'il fait quand y t'laisse courir avec son gars...

La jeune fille pâlit sous l'insulte, tandis que Hugues, un moment interdit, saisissait son fouet et menaçait la bohémienne.

- T'vas pas taper, quand même !... Drôle de façon de m'prouver ton amour... Et vas donc salaud !... J'te retrouverai...

Sarah s'éloigna, continuant d'invectiver les jeunes gens.

Ils reprirent leur route; mais Jacqueline maintenant pleurait. Elle se sentait profondément humiliée par les ignobles paroles de la vagabonde et était blessée des suppositions de l'Atchabatcha.

De son côté, Hugues, cherchait à effacer dans l'esprit de Jacqueline, les mauvaises paroles que Sarah lui avait lancées. Mais ses phrases étaient maladroites et en cherchant une excuse à la bohémienne ne faisait qu'augmenter la douleur de sa compagne.

Avant d'arriver aux Sourdeaux, la jeune fille, faisant un gros effort sur elle-même, sécha ses pleurs et demanda à Hugues de ne pas parler à ses parents de ce pénible incident; elle ne voulait pas encore aviver la colère de Philibert contre Sarah, ni aiguillonner le chagrin de Françoise qui n'était pas encore remise de la scène de la semaine précédente.

 

 


 

Chapitre X

 

 

Durant les trois semaines qui suivirent l'altercation entre Hugues et son père, le jeune homme ne chercha jamais à revoir son amie, bien que son esprit fût toujours obsédé par la pensée de son amante et il espérait qu'à force de volonté, il parviendrait à l'oublier. Philibert et Françoise, eux aussi, pensaient que le temps finirait par arranger les choses et ils étaient heureux de voir leur fils tenir sa promesse.

Septembre était arrivé et avec lui les vendanges.

Ce jour-là, de bon matin, les Ménager et des amis venus leur donner un coup de main, étaient montés à la vigne.

Hugues fut chargé de porter la hotte et de faire la navette entre la vigne et les Sourdeaux afin d'y apporter le raisin pour le mettre en cuve.

Au milieu des rires, des chants et des boutades des jeunes filles, il circulait gaiement d'une rangée à l'autre; chacun déversait le contenu de son panier dans la hotte qu'il portait sitôt pleine à la voiture. Sur celle-ci, deux jeunes gens et deux jeunes filles, pieds et jambes nus, la jupe ou le pantalon troussé au-dessus du genou, se tenaient par le bras et, tout en chantant, piétinaient avec entrain le raisin; leurs chants et leurs rires sonnaient joyeusement, faisant retentir les échos du vallon.

Le soleil, de ses rayons encore chauds, caressait le coteau.

Le chargement de la première voiture venait de s'achever. Hugues, s'installant devant les boeufs, aiguillon en main, prit alors seul le chemin du village.

Le chariot venait de s'engager dans le rude sentier et n'était plus qu'à une petite distance de la ferme, lorsque le garçon aperçut Sarah, assise sur la souche d'un énorme châtaignier abattu l'an passé; elle semblait l'attendre.

Des branches avaient repoussé tout autour du vieux tronc recépé et formait une sorte de trône de verdure qui faisait ressortir d'une façon saisissante toute l'âpre beauté de la bohémienne. Le contraste des couleurs, le soleil qui donnait à sa chevelure des reflets bleuâtres, le sourire de ses lèvres, tout concourait à jeter dans l'âme du jeune homme un trouble dont il ne pouvait se défendre.

La voiture avançait et ni Hugues, ni Sarah, n'avaient fait un mouvement. Leurs yeux cependant se croisaient et se dévisageaient. Allait-il s'arrêter ? Allait-elle l'interpeller ? Où passeraient-ils l'un près de l'autre comme deux étrangers ? ...

Hugues sentait confusément que toute sa vie se jouait dans cet instant. Qu'il passât et peut-être tout eût été fini !...

Il ferma les yeux une seconde sous le regard ardent de son amie.

La voiture était maintenant à la hauteur de l'arbre où Sarah était assise et trônait comme une reine.

A cet instant, elle se leva et avant que le jeune homme eut esquissé un geste, elle s'élança sur lui et le prit dans ses bras. Ses yeux perçants fixaient ceux de son amant; ses seins demi-nus se pressaient contre sa poitrine, tandis que ses lèvres s'approchaient lentement de celles du jeune homme qui, véritablement hypnotisé, n'avait aucune réaction.

Leurs lèvres s'unirent tendrement et dans une étreinte passionnée, Sarah reprit le coeur de Hugues.

Mais cette fois, elle voulait conserver sa conquête et sans plus tarder essaya de profiter de la victoire qu'elle venait de remporter.

- Grand nigaud, t'vois bien qu' c'est moi qu' t'aimes et pas l'autre...

- L'autre ?.. quelle autre ?..

- Ta Jacqueline avec qui qu' t'étais l'autre jour...

- Elle n'a jamais été mon amante...

- Alors t'es un idiot...

- Je t'aime et je n'ai jamais aimé que toi.

- Alors partons !... Viens avec moi... Si tes vieux n'veulent pas qu'on s'marie, laisse tout et fous le camp...

- Oui, mais...

- En attendant qu'ils crèvent t'feras comme moi... ou bien t'travailleras si t'veux... T'as des bras... t'aideras les charbonniers dans la forêt...

Hugues était profondément peiné d'entendre ainsi parler de ses parents. A cet instant, sa lâcheté n'eut d'égal que son amour pour cette fille et il était prêt à tous les sacrifices pour conquérir ce qu'il croyait être son bonheur.

Le jeune homme hésitait encore, mais Sarah trop habile pour lâcher la partie sut jouer avec habileté son dernier atout. Elle entraîna son ami un peu à l'écart derrière un buisson et n'eut pas de peine à éveiller habilement les sens du jeune homme et à demi-nue elle s'abandonna voluptueusement dans les bras de son amant.

Hugues, alors complètement conquis, céda. Il se dirigea vers la ferme dont tous les habitants étaient à la vigne, s'empara de quelques vêtements, de son argent personnel, de menues provisions et laissa sur la table, bien en évidence, une feuille de papier sur laquelle il griffonna ces mots :

« Je ne peux plus vivre sans elle. Je pars... Pardon pour le chagrin que je vais vous causer... »

Et rejoignant Sarah, ils se dirigèrent vers la forêt, où, victorieuse, la bohémienne emmenait son captif, vaincu et soumis.

 

 

Inquiet de ne pas voir revenir Hugues, Philibert descendit au village; il y trouva l'attelage attaché dans la cour de la ferme et, dans la cuisine, le billet du jeune homme.

Une colère terrible s'empara de lui, à laquelle succéda un profond accablement.

- C'en est fait !... Il est parti... Son amour a été le plus fort...

Il retourna à la vigne, la tête basse, et annonça le départ de Hugues.

Ce fut la consternation générale.

La malheureuse Françoise éclata en sanglots que ne parvenaient pas à calmer les bonnes paroles de Jacqueline, elle aussi profondément attristée par ce brusque revirement que rien ne laissait prévoir il y avait une heure.

 

 

Ces deux jours de vendange, commencés dans la joie et les ris, se terminèrent sans entrain. Tous les coeurs étaient meurtris par le drame qui venait de se dérouler.

Hélas ! Beaucoup d'autres tristes journées étaient réservées aux habitants de la ferme des Ménager.

Jacqueline qui avait reçu un message de son père, s'apprêtait à quitter les Sourdeaux. Mais pour ne pas affliger davantage Françoise, elle décida de prolonger son séjour de près d'un mois.

Elle aussi ressentait étrangement l'absence du jeune homme; elle éprouvait en effet pour lui une grande amitié et, peut-être sans qu'elle s'en rendit bien compte, un peu d'amour, mais un amour pur, platonique, auquel aucune pensée malsaine ne venait se mêler.

Elle se sentait toute désorientée dans la maison à demi-vide. Aussi aurait-elle voulu rester encore, passer l'hiver même, auprès de Françoise, pour la consoler et l'aider à supporter son malheur. Il fallut toute l'insistance de la fermière pour la décider au départ.

Celui-ci eut lieu vers la mi-novembre. Jacqueline se rendait compte de tout le vide que son absence allait encore causer; aussi, ce fut le cœur serré qu'elle quitta les Sourdeaux, promettant à Françoise de revenir au printemps prochain passer la bonne saison.

Rien ne la retenait à Vitteaux, pensait-elle. Ses soeurs faisaient leurs études chez les religieuses et son frère était à Dijon, se préparant à entrer dans les armées du roi.

 


 

Chapitre XI

 

 

Craignant d'être rapidement découvert, Hugues ne jugea pas prudent d'habiter plus longtemps la cabane de Sarah, qui était connue de tous. Si on le recherchait ce serait le premier lieu qui serait visité.

Il fit part de ses craintes à son amie et tous deux décidèrent, quelques jours plus tard, de se rendre dans un lieu plus éloigné que Sarah connaissait depuis longtemps et où se trouvait une hutte qu'ils sauraient bien aménager. Elle était située à plus de deux lieues des Sourdeaux et personne ne les rechercheraient aussi loin.

Contrairement à l'idée que nous nous en faisons aujourd'hui, la forêt, à cette époque, était un centre d'activité intense. Les habitants des villages voisins y menaient paître leurs porcs et leurs troupeaux; les bûcherons y puisaient, sans ménagement d'ailleurs, tout le bois nécessaire à leur travail; les verreries, fonderies et autres industries entretenaient aussi continuellement des ouvriers pour la fourniture du bois qui leur était indispensable.

D'autre part, les charbonniers y étaient nombreux. Leur corporation était puissante et formait même une sorte de confrérie secrète :

« Les Bons Cousins Charbonniers », espèce de franc-maçonnerie qui avait ses statuts et faisait régner sa loi dans la forêt.

Tous ces gens étaient les amis de Sarah qui avait su conquérir leur bonne grâce par quelque faveur accordée à plusieurs d'entre eux. Souvent, elle avait recours à leurs services et ceux-ci lui promirent de veiller sur elle et de dépister ceux qui chercheraient à connaître le lieu de leur retraite.

Mais leur nouvelle demeure était fort délabrée et il fallut plusieurs jours à Hugues, dépourvu d'outils, pour la rendre à peu près habitable. Elle n'était guère plus grande que l'autre, mais mieux abritée, parce que située en bordure des coupes et protégée de la bise par de grands arbres.

Néanmoins, l'hiver y serait rude, surtout pour le jeune homme qui, jusqu'alors n'avait jamais couché une seule nuit hors de son lit.

 

Pour le moment, avec un épais lit de fougères où ils se blottissaient bien l'un contre l'autre et couverts d'un épais matelas de feuilles sèches entassées dans de vieux sacs, ils étaient à peu près garantis de la fraîcheur des nuits. Mais dans quelques semaines, il gèlerait et il leur serait impossible de faire le moindre feu dans cette baraque de branchages.

 

Pour la nourriture, Sarah y pourvoyait en dérobant dans les champs voisins, des topinambours et autres légumes. Hugues, de son côté, tendait des collets dans lesquels il réussissait à capturer lièvres et lapins. Pour la cuisson, un feu entre trois pierres dans la clairière suffisait amplement. Toutefois, de crainte que la fumée ne fît remarquer leur retraite, ils évitaient le plus possible de le faire; ils préparaient leurs repas pour plusieurs jours et ensuite mangeaient froid.

 

Très habile pour tous travaux manuels, Hugues passait ses journées à confectionner des paniers et des corbeilles que Sarah allait offrir dans les fermes d'alentour ou échanger contre une miche de pain.

Peu habitué à un tel régime, le jeune fermier avait perdu un peu de son bel appétit; il n'osait s'en plaindre à Sarah, mais intérieurement il aspirait à trouver pour l'hiver un gîte et une nourriture convenables.

Un jour cependant, il se décida à aborder la question et lui proposa d'essayer de se faire embaucher tous deux dans une ferme. Accoutumée à sa vie sauvage et libre, elle ne fut guère enthousiasmée à la perspective de vivre pieds et poings liés au bon vouloir d'un fermier aussi bon fût-il, mais consentit néanmoins à tenter l'expérience.

Ils entendaient toutefois se placer assez loin des Sourdeaux et de Saint-Sernin où tous deux étaient connus et ce fut au village de Marmagne, distant de deux lieues qu'ils commencèrent leur prospection. Ils se présentèrent d'abord ensemble; mais devant les loques dont était vêtue la jeune femme, les fermiers hésitaient et les éconduisaient.

Hugues se présenta ensuite seul. Malheureusement la saison avancée, n'était guère propice aux embauches : les semailles étaient terminées et le mauvais temps rendait impossible tous travaux des champs.

De guerre lasse, les deux amoureux durent reprendre le chemin de la hutte.

Alors vint à Hugues une idée qu'ils mirent aussitôt à exécution, bien que le risque fut grand.

Il existait dans la vigne des Ménager, aux Sourdeaux, une petite baraque, construite en pierre, de huit à neuf pieds de long sur autant de large, bien close par une lourde porte de chêne, éclairée par une fenêtre, couverte de pierres plates et possédant une sorte de lit de camp, un fourneau et quelques ustensiles de cuisine.

Là, s'abritait le vigneron surpris par l'orage lors de son travail; il y rangeait ses outils et quelquefois y couchait lorsque le raisin était mûr afin d'éloigner les maraudeurs qui ne se gênaient pas pour piller les récoltes. C'était là aussi que l'on préparait les repas des ouvriers pendant la vendange.

Hugues, après avoir exposé son idée à sa compagne, déclara :

- Pourquoi n'irions-nous pas nous y installer durant l'hiver ? Personne ne monte à la vigne entre les vendanges et le moment de la taille, c'est-à-dire le début mars. Puis la maisonnette, étant située sur le versant de la colline opposé aux Sourdeaux et dans un endroit quasi désert, personne ne pourra nous apercevoir.

Sarah accepta la proposition et, une nuit, ils transportèrent leurs hardes et s'installèrent le plus confortablement possible; Hugues colmata avec de la terre mêlée à des herbes, les raccords du toit et des murs et, lorsque le feu était allumé, il régnait dans la petite pièce une douce chaleur que Sarah n'avait encore jamais connue.

Et ce fut ainsi, cloîtrés entre leurs quatre murs, ne sortant que pour s'approvisionner en nourriture et en combustible, qu'ils passèrent l'hiver qui, fort heureusement, ne fut pas très rigoureux. Ce fut à peine si la neige recouvrit la campagne pendant une huitaine de jours. Aucune visite intempestive ne vint d'ailleurs troubler leur parfait amour.

 

 

Hugues aurait été fort heureux si la pensée du chagrin qu'il causait à ses parents, n'était venue troubler sa quiétude. Par instant, il se repentait de son ingratitude et aurait presque désiré retourner à la ferme et obtenir son pardon.

Il n'osait cependant tenter cette démarche, autant par crainte de voir Sarah l'en empêcher que par peur d'être contraint par ses parents à abandonner son amie.

S'étant rendu un jour aux alentours tendre des collets, il se hasarda jusqu'au haut de la colline au pied de laquelle était blotti le petit village natal. La ferme était là à ses pieds, avec son toit de chaume moussu; le bief du moulin miroitait au soleil. Dans le grand pré attenant à la maison, tout le troupeau s'égaillait, et avec joie - il y reconnut les deux boeufs favoris qu'il se plaisait tant à conduire. Dans la cour, il aperçut sa mère, un fichu noué autour de la tête, jetant du grain aux volailles qui picoraient autour d'elle, tandis que le vieux chien Stop, couché en rond, se chauffait aux premiers rayons du soleil. Plus loin, son père s'affairait près d'un charroi de bois. Une légère fumée s'envolait de la cheminée évoquant dans l'esprit du jeune homme la douceur du foyer familial.

Il revivait dans son esprit les longues veillées en famille autour de l'âtre et il lui semblait respirer à pleines narines la bonne odeur de la soupe au lard. Il pensait à sa mère, assise près de la grande cheminée où brûlait d'énormes bûches, tricotant de chauds vêtements de laine ou filant la quenouille, tandis que son père lui tenait compagnie, tressant en chantonnant, les osiers d'une corbeille.

Ces souvenirs l'émurent profondément et il resta là un long moment, les larmes aux yeux, comparant sa vie actuelle de bohémien avec celle qu'il menait naguère paisiblement aux Sourdeaux.

Si ce n'eût été de ses parents, il n'aurait cependant rien regretté; il avait l'amour de Sarah, car il était indéniable que celle-ci s'était maintenant liée à lui, que leur amour était réciproque et qu'elle lui donnait toutes les satisfactions qu'il était en droit d'en attendre.

 

 

Les beaux jours arrivés, Hugues repartit à la recherche d'un emploi et trouva enfin dans une ferme de Marmagne, une place de domestique. Le cultivateur voulut bien aussi occuper Sarah; mais les capacités de la jeune femme en tant que fermière étaient bien restreintes et on ne put lui confier que les gros travaux de nettoyage et la garde des troupeaux. Mais le principal, pour eux, était de vivre désormais en sécurité, d'avoir leur nourriture assurée et un gîte pour la nuit.

Hugues habitué à vivre autrefois en maître, trouvait quelquefois bien dur d'être commandé d'une façon plus ou moins polie; il finit néanmoins à se faire à la situation, mieux que Sarah qui, Souvent avait la tentation de se rebeller et mettait fréquemment la patience de ses patrons à rude épreuve.

Maintenant, elle avait quitté ses oripeaux et était vêtue à peu près décemment. Aussi sa beauté lui attirait-elle de nombreux soupirants parmi les jeunes gens du village qui, sans se soucier de la présence de Hugues, lui faisaient ouvertement la cour.

La jeune femme qui, jusqu'alors n'avait connu de la part des hommes que des propositions grossières, ou des rebuffades, goûtait fort les compliments qu'on lui prodiguait; elle savait d'ailleurs, par un sourire, en remercier ses adorateurs.

Hugues n'avait encore jamais rien eu à reprocher à son amie. Il lui fit cependant quelques observations sur sa conduite. Mais celle-ci sut apaiser ses craintes, lui affirmant qu'elle lui serait toujours fidèle et qu'elle ne faisait aucun mal en écoutant les galants qui l'amusaient.

Le jeune homme souffrait cependant de cette attitude; il aurait préféré que Sarah éconduisit ses adulateurs plutôt que de leur laisser espérer qu'ils pourraient peut-être parvenir un jour à obtenir ses grâces.

Toutefois, pour ne pas gâcher son bonheur par une jalousie stupide, Hugues n'insista pas et se contenta de surveiller attentivement son amie.

 

 

Aux Sourdeaux, durant tout l'hiver, Françoise et Philibert, n'eurent aucune nouvelle des fugitifs. Personne dans la région ne les avait rencontré et tous étaient persuadés que les jeunes gens avaient quitté le pays, ce qui n'était pas pour calmer les inquiétudes de la pauvre mère.

Cependant, au cours du printemps, un cultivateur qui s'était rendu à la foire de Marmagne, affirma avoir vu Hugues; mais le jeune homme, avait sans doute, lui aussi, vu le fermier et avait disparu sans qu'il fut possible de le retrouver. D'autre part, Philibert s'était aperçu que la baraque de la vigne avait été occupée et, sans en avoir la certitude, pensa que c'était par son fils et son amie.

Françoise attendait également avec impatience le retour de Jacqueline. Mais un message de la jeune fille dissipa son espoir; elle annonçait en effet, qu'elle ne pourrait venir cette année comme elle l'avait promis, retenue par la naissance d'un enfant chez sa soeur aînée; celle-ci fort fatiguée lui avait demandé de rester auprès d'elle.

Quant à Philibert, il avait fini par prendre son parti de la fugue de son beau-fils et avait remplacé l'absent à la ferme par un ouvrier.

Le départ de Hugues, qu'il avait toujours considéré comme son propre fils, lui avait causé cependant un vif désappointement, car maintenant, à qui laisserait-il son domaine ?

En mainmorte, il ne pouvait en disposer qu'en faveur de ses héritiers naturels. Et il souhaitait ardemment que sa femme lui donnât un enfant, un fils de préférence. Toutefois, les jours passaient sans que cette espérance se réalisât. Françoise elle-même était désolée de ne pouvoir apporter à son mari, un bonheur qu'elle désirait, elle aussi. Et, un jour, sur les conseils d'une amie à qui elle s'était ouverte de son infortune, Françoise décida - comme il était coutume en pareil cas - de faire un pèlerinage à Gamay, aux saints Plotot et Freluchot, qui intercédaient toujours favorablement auprès de la puissance divine.

Philibert, croyant sincère, ne faisait cependant que peu de cas de telles superstitions ; mais pour faire plaisir à sa femme, il accepta de se rendre au pèlerinage et d'y faire ses dévotions.

Par une splendide matinée de juillet, ils prirent donc tous deux le chemin de Gamay et se dirigèrent vers le sanctuaire, distant d'une demi-lieue des Sourdeaux, près de la grand'route de Saint-Sernin.

La petite chapelle abritait les statues des deux saints. Perdue dans un charmant fouillis d'arbustes sauvages et de plantes grimpantes, elle avait été bâtie sans doute sur l'emplacement d'un temple païen dédié au dieu cornu Cernunos, divinité des sources et symbole des confluents. Elle s'élevait en effet à la jonction du torrent de Saint-Sernin avec la rivière du Mesvrin.

C'est sans doute cette analogie entre la réunion des deux ruisseaux mélangeant leurs eaux avec l'union de deux êtres dans leur amour qui fit de ce lieu le symbole de la fécondité. La chapelle était maintenant placée sous le vocable des saints Gervais et Protais, désignés dans le pays sous les noms vulgaires de saint Plotot et de saint Freluchot.

Françoise, arrivée sur les lieux se conforma scrupuleusement aux rites habituels.

Après avoir rempli son gobelet à la fontaine miraculeuse située en bordure de la route, elle pénétra dans le sanctuaire et s'approchant de la statue de saint Plotot, gratta un peu de la poussière du monument qu'elle mêla à l'eau; puis, s'agenouillant à côté de Philibert, elle offrit le breuvage au saint et en but, tous deux demandant à ce dernier d'exaucer leur prière. Philibert n'osait se gausser ouvertement de ces pratiques; mais elles lui rappelaient certaines histoires que les hommes racontaient volontiers en riant dans les auberges.

Un jour, disait-on, une jeune femme de Saint-Sernin, désolée de ne pas avoir de progéniture, alla au pèlerinage de saint Plotot avec son mari; sa soeur, avec son fiancé l'accompagnait.

Horreur !... quelques mois plus tard, c'était la jeune fille qui se trouvait enceinte... Le saint s'était sans doute trompé !...

Quoiqu'il en fût, ce pèlerinage fit naître l'espoir chez Françoise et, Philibert, pour aider le saint dans son oeuvre ne manqua jamais à ses devoirs conjugaux...

 


 

Chapitre XII

 

 

Deux fois les paysages blancs avaient succédés aux verts horizons sans que rien ne changeât dans la vie des fermiers des Sourdeaux. Le printemps commençait à faire monter la sève et les arbres déjà se couvraient du vert tendre des bourgeons qui, un à un, dépliaient leurs feuilles. Les buissons étaient tout blancs des fleurs de l'aubépine et les prés s'émaillaient de l'or des renoncules et des étoiles blanches des pâquerettes.

Toute la nature se parait pour la nouvelle saison. Mais celle-ci, cette année encore, ne verrait pas revenir aux Sourdeaux, Jacqueline Languet. Dans une lettre adressée à Françoise, elle annonçait en effet qu'elle ne pourrait venir que l'an prochain.

Cette nouvelle causa à la fermière une immense déception; elle s'était attachée à la jeune fille et sa présence eut été pour elle un dérivatif à la peine que lui causait l'abandon de son fils.

Elle savait maintenant avec certitude qu'il était bien à Marmagne, travaillant chez un cultivateur du pays et qu'il vivait toujours avec Sarah.

Elle avait espéré que le temps parviendrait à les rapprocher, mais Philibert restait toujours aussi intransigeant et Hugues n'avait fait aucune tentative pour revenir à la ferme, ni même pour rencontrer ses parents.

Françoise avait un jour émis l'idée d'aller à Marmagne revoir Hugues, mais son mari s'y était formellement opposé.

... Et saint Plotot, n'avait pas, jusqu'à présent daigné exaucer les voeux des fermiers.

 

 

Quant à nos deux tourtereaux, leur amour ne s'était nullement émoussé au contact de la réalité de la vie journalière.

Toutefois, le caractère libertin de Sarah, s'accommodait mal de sa nouvelle vie et, de temps à autre, sans prévenir, elle disparaissait pendant des journées entières, sans que personne ne pût savoir où elle passait son temps.

A sa première fugue, Hugues fut profondément affligé. Il partit à sa recherche, alla jusqu'à la cabane de la forêt et de la vigne, espérant que la nostalgie de son ancienne vie l'y aurait conduite. Mais la jeune femme resta introuvable.

A son retour, elle déclara simplement avoir été se promener.

Hugues pensa un moment qu'elle le trompait avec quelque gars du pays. Il redoubla sa surveillance et fut obligé de convenir que rien ne justifiait ses soupçons.

Depuis quelque temps, cependant, les absences de la jeune fille devenaient de plus en plus fréquentes. Une fois même elle resta partie deux jours. Hugues, de plus en plus inquiet voulut savoir où son amie passait ses journées et, un certain soir, il déclara à Sarah qu'il ne tolèrerait plus de la voir disparaître ainsi.

Sans se fâcher, la jeune fille lui dit simplement :

- Hugues, j'peux plus rester ainsi; il me faut ma liberté d'aller et de v'nir à ma guise. La forêt m'manque... Partons... retournons vivre dans notre cabane. Ici, j'mourrai.

Hugues insista et parvint à raisonner son amie qui consentit à rester à la ferme.

 

 

Malgré les remontrances de son amant, Sarah continuait à se laisser courtiser par plusieurs gars du village et le jeune homme avait dû, un jour, afin de faire cesser les entreprises d'un domestique de la ferme, se quereller et même en venir aux mains.

Mais les jeunes n'étaient pas les seuls à tourner autour de la bohémienne; le fermier lui-même quoiqu'ayant atteint presque la soixantaine, était un des plus assidus.

Un jour, il avait été rejoindre la jeune femme qui gardait son troupeau et lui avait fait des propositions qu'elle avait repoussées énergiquement. Mais il ne désespérait pas d'arriver à obtenir les faveurs de Sarah, dut-il employer la contrainte et même la force.

On était en pleine fenaison et le temps menaçait de se gâter. Aussi le fermier avait-il fait appel à tout son monde, même aux femmes, pour terminer au plus vite la rentrée de la récolte.

Ce jour-là, l'orage était dans l'air et la chaleur était accablante.

Un char chargé de foin venait d'arriver dans la cour de la ferme et devait être mis immédiatement à l'abri.

Le fermier assigna à chacun sa tâche. Hugues, juché sur le chariot déchargerait la voiture et jetterait le foin sur une plate-forme sans balustrade située extérieurement entre le rez-de-chaussée et le grenier; un second domestique, le reprendrait sur ce balcon et le hisserait avec sa fourche jusqu'à une ouverture du grenier où le fermier le rangerait. Il avait désigné Sarah pour l'aider dans ce travail.

Hugues mis au courant des tentatives du fermier, n'avait pas été sans remarquer cette obligation pour son amie de se rendre seule au grenier avec le patron. Il pensait malgré tout que celui-ci n'oserait rien tenter contre Sarah en sa présence.

Et chacun s'activait à la besogne. Dans le grenier, sous les tuiles surchauffées, régnait une chaleur suffocante; au bout de quelques minutes, les deux travailleurs suaient à grosses gouttes.

Sarah, son corsage collé au corps, laissait voir toutes ses formes et le cultivateur la suivait d'un oeil égrillard. L'odeur de la sueur mêlée à celle de la femme qui se dégageait d'elle exacerbait les sens du fermier qui lui proposa de faire comme lui et de se mettre le torse nu.

- Je sais bien ce que c'est, va !... n'aie pas peur...

Et il essaya même de dégrafer le vêtement de la jeune femme; mais celle-ci le repoussa et continua son travail.

Vexé, le fermier ne lui adressa plus la parole que pour exiger d'elle un effort supplémentaire.

- Allons ! ne dors pas et dégrouille-toi ... lui lança-t-il d'un ton hargneux.

Dans le bas, Hugues avait terminé son travail. Le fermier, aussitôt, lui intima l'ordre de retourner au champ avec son compagnon; lui, irait les rejoindre avec Sarah dès qu'ils auraient terminé.

A contre-creur, Hugues obéit.

Dès que les deux domestiques furent partis, le cultivateur s'avança vers Sarah; alors que celle-ci ne s'y attendait pas, il l'enlaça de ses deux bras et, lui plaquant la bouche contre sa poitrine, l'embrassa ardemment.

La jeune fille, prise ainsi, et ne pouvant se défendre, appela à l'aide. Mais le fermier ricana; la ferme était déserte et personne ne répondit à ses cris.

- Tu peux crier la belle, personne ne viendra. Allons, ne fais pas la bête... Hugues n'en saura rien et je te donnerai un écu.

- Vous pouvez l'garder votre écu, vieux cochon, répliqua la jeune femme.

Furieux, le fermier menaça Sarah de la mettre à la porte de chez lui si elle lui résistait. Celle-ci refusa énergiquement de se plier aux désirs du vieux et tenta de s'enfuir du grenier; m'ais le fermier la rejoignit avant qu'elle ait pu atteindre l'escalier et la repoussa jusqu'au tas de foin, à l'extrémité du local et, d'une voix rude, lui dit :

- En voilà assez !... inutile de faire tant de simagrées !... Tu vois bien que tu n'es pas la plus forte... Laisse-toi faire...

Et s'approchant de Sarah, il tenta de l'enlacer. Mais la jeune femme devançant son geste, se jeta sur lui, lui labourant les deux joues de ses ongles, et le repoussa brutalement.

Le fermier perdant l'équilibre tomba lourdement sur le tas de foin; cependant dans sa chute, il avait réussi à s'accrocher après elle, et les deux corps roulèrent ensemble.

Avant que Sarah ait réussi à se relever, le vieux l'attrapa à bras-le-corps et parvint à la maintenir couchée sous lui et, malgré les cris et les efforts de la malheureuse, il serait parvenu à en abuser, si Hugues, pris de soupçons, n'avait abandonné son attelage à son compagnon et n'était revenu précipitamment à la ferme.

Le fermier n'eut pas le temps de se rendre compte de ce qui lui arrivait; soulevé par une poigne solide et frappé d'un coup de poing en pleine figure, il retomba sur le sol. C'est alors qu'il aperçut son domestique qui relevait son amie.

Fou de rage, il se précipita sur lui. Mais Hugues était plus vigoureux que le quinquagénaire et après une courte lutte, le cultivateur se sentit projeté en arrière. Il trébucha, perdit l'équilibre et tomba par la porte ouverte sur le vide...

Affolé par son geste, Hugues, sans même songer à jeter un regard sur ce qui était advenu de son adversaire, prit la main de Sarah et tous deux s'enfuirent.

Fort heureusement, la chute du fermier avait été arrêtée par la plate-forme sur laquelle il dut rester jusqu'au retour de son autre domestique.

 

 

Après cette scène, il était impossible aux deux jeunes gens de rester à la ferme et ils prirent le chemin de la forêt où ils espéraient se cacher pendant quelque temps.

Sarah était heureuse de se retrouver dans la nature.

- La forêt, t'vois, c'est mon domaine... Là, j 'y suis chez moi.

Hugues essayait cependant de la convaincre qu'ils ne pourraient y rester bien longtemps.

- Il nous faut vivre et pour vivre honnêtement, il nous faut travailler. A Marmagne, n'étions-nous pas heureux ?...

- Autrefois, j'vivais bien... et j'veux rester dans la forêt.

Ils retournèrent donc à leur cabane; mais celle-ci complètement effondrée n'était plus habitable et ils durent revenir à leur première habitation, à la hutte qui se trouvait près des Sourdeaux.

 

 


 

Chapitre XIII

 

 

Hugues songeait maintenant à l'avenir avec pessimisme.

Vivre dans la forêt ? Mais de quoi ? Devrait-il donc faire comme Sarah ? c'est-à-dire, marauder, voler ou bien mendier ?..

Les premiers jours, les collets leur fournirent suffisamment de viande, et les fruits sauvages complétèrent leurs repas.

Ce fut au cours de ces premières journées de leur vie champêtre que Sarah, prenant Hugues par le cou, lui annonça toute joyeuse qu'elle allait être mère. ,

Le jeune homme n'avait jamais envisagé jusqu'alors cette éventualité, et devant cette nouvelle complication, ne sut que répondre à son amie.

Qu'allaient-ils devenir maintenant ?

Il supplia Sarah de retourner travailler dans une ferme, tout au moins pendant les premiers temps de sa grossesse. Il insista, tentant de lui montrer que son état ne lui permettrait plus de vivre dans la hutte, surtout que ce serait le plein hiver lorsque l'enfant viendrait.

Sarah refusa.

- Nous irons à la maisonnette de la vigne, répondait-elle à toutes les propositions de son amant.

Mais Hugues savait bien que maintenant c'était chose impossible. Son père n'avait certainement pas été sans remarquer les traces de leur précédent séjour et devait exercer sa surveillance.

 

 

Et l'hiver arriva, trop rapidement à son gré. Le froid commençait à les laisser transis, et si Hugues pouvait se réchauffer par des exercices violents, il n'en était pas de même pour son amie, maintenant grosse de huit mois.

Il la suppliait d'aller à Montcenis pour accoucher à l'Hospice. Avec l'appui de Me Girau, il saurait bien la faire admettre à l'hôpital. Mais Sarah refusait obstinément et le jeune homme était épouvanté à l'approche de l'événement.

Il n'avait, en outre, aucune expérience à ce sujet et se demandait avec anxiété de quel secours il serait pour son amie.

 

 

Depuis deux jours, la neige tombait en abondance et toute la campagne en était recouverte d'une épaisse couche. Dans la forêt, les branches des arbres surchargées, se pliaient jusqu'à terre.

Une âpre bise soufflait par rafales, faisant tourbillonner les flocons qui s'entassaient le long des buissons et par endroit, les submergeaient complètement.

De longtemps on n'avait vu pareille tempête dans la région.

Dans leur cabane mal close, la neige pénétrait par les innombrables interstices et l'épaisseur accumulée devant l'entrée de la hutte atteignait près de trois pieds. Hugues avait même dû étayer la toiture qui menaçait de s'écrouler sous la charge. Leur provision de nourriture s'amenuisait et malgré sa bonne volonté, le jeune homme ne pouvait songer à braconner, comme il le faisait d'ordinaire.

Et ce fut dans cette situation critique, que le soir du deuxième jour de ce temps sibérien, la jeune femme fut prise des premières douleurs de l'enfantement. La minute tant appréhendée arrivait dans les conditions les plus horribles.

Avec les heures, les douleurs de la parturiente se firent de plus en plus vives et les cris de Sarah résonnaient lugubrement dans le silence de la nuit, coupé seulement du hurlement du vent dans les branches et du hululement des oiseaux nocturnes.

Hugues, affolé, ne savait que faire. Chercher du secours, mais où ? Le hameau le plus proche était les Thomas-Louis; mais aucun de ses habitants, par ce temps épouvantable, ne voudrait se déranger, surtout pour l'Atchabatcha que tous haïssaient.

Saint-Sernin était trop éloigné et il n'y avait guère que les Sourdeaux qui soient assez proches.

Il songea un moment à demander aide à sa mère. Mais quel serait son accueil et surtout celui de Philibert ?

Les cris de la malheureuse redoublaient; il lui fallait agir vite.

Dominant ses appréhensions, il s'élança dans la nuit, pataugeant dans l'épaisse couche de neige, ne retrouvant qu'avec peine son chemin.

Enfin, après une heure d'efforts surhumains, il se présenta à la ferme.

Son père le reçut sévèrement, lui demandant ce qu'il voulait à pareille heure.

- Voir maman...

- Ta mère dort, tu la verras demain, si elle veut bien te recevoir.

- Non !... C'est tout de suite qu'il me faut la voir. C'est urgent. Quelqu'un se meurt...

- Quelqu'un ? ... Qui ? ... Ta bohémienne ? ...

- Oui...

- Et bien, elle peut mourir ... Laisse ta mère tranquille...

Françoise éveillée par le bruit de cette discussion, ouvrit la porte et, apercevant son fils, se jeta dans ses bras.

- Mon fils !... Ah! que je suis heureuse !...

Mère, il faut que tu viennes à notre secours tout de suite... Sarah va mourir...

La mère épouvantée, recula d'un pas.

- Sarah !...

- Oui, elle accouche seule, là-haut, dans la forêt. Faute de soins, elle mourra et l'enfant aussi.

Remuée jusqu'au plus profond de son coeur devant la détresse de son fils, elle n'eut pas une seconde d'hésitation. Malgré le mal que cette fille lui a fait en lui prenant son fils, elle ira à son secours.

Mais que fera-t-elle elle-même ? Ses connaissances en cette matière sont bien faibles. Et elle pensa soudain à la mère Charleux, spécialisée dans ce genre de soins. C'était elle qui avait mis au monde son fils et combien d'autres aux Sourdeaux et dans les hameaux environnants.

Tous deux partirent en hâte au Bas-de-Marais, quérir la bonne femme.

Celle-ci refusa tout d'abord lorsqu'elle apprit qu'il s'agissait de l'Atchabatcha.

- C'est moi qui paierai tous les frais, déclara Françoise. Allons vite, dépêchez-vous !

 

Mais la femme se faisait tirer l'oreille; trois, quarts de lieue à faire par ce temps ne la tentaient guère. Elle se décida cependant et tous trois, dans la nuit noire,éclairés par un fallot, ils activèrent leurs pas en direction de la forêt.

Hugues les guidait de son mieux au milieu des chemins effacés par la neige; les rafales de flocons glacés les cinglaient au visage et les aveuglaient. Enfin, après bien des hésitations et des peines inouïes, ils parvinrent à la clairière où régnait maintenant un lugubre silence.

Comment allaient-ils trouver la malade ? Hugues n'osait y songer. Depuis près de trois longues heures qu'il était parti, que s'était-il passé ?

En approchant de la cabane, il interpella Sarah :

- Ma chérie, voici du secours, comment vas-tu ?

Aucune réponse ne vint à sa question.

En hâte, il alluma un morceau de chandelle et s'approcha de la couche.

Le spectacle qui s'offrit alors à ses yeux lui arracha un cri d'épouvante.

Sur le sol, gisait Sarah, baignant dans une large flaque de sang coagulé et tenant contre son sein un petit corps déjà tout violacé.

Il se jeta sur la malheureuse qui ne donnait plus signe de vie et, ce fut à grand'peine, que sa mère et la femme parvinrent à le séparer de son amie.

D'un geste, la mère Charleux indiqua à Hugues la porte de la hutte et recommanda à Françoise de la laisser seule un instant.

Une fois le jeune homme sorti avec sa mère, l'accoucheuse se pencha sur l'enfant et marmonna: « Rien à faire, il est mort ».

Puis elle s'occupa de Sarah, l'examina et hochant la tête :

- Pas grand'chose à espérer... une hémorragie... et par ce froid, si elle s'en tire elle aura de la chance...

Elle la frictionna vigoureusement, tout en évitant de trop la secouer afin d'éviter un nouvel accident.

Après de longues minutes qui parurent interminables à Hugues et à Françoise, Sarah ouvrit enfin les yeux, poussa un gémissement et retomba dans sa léthargie.

La mère Charleux appela alors Françoise et lui demanda d'aller de toute urgence aux Sourdeaux et de ramener un homme solide et tout ce qu'il fallait pour transporter la malade.

- On ne peut, dit-elle, laisser cette fille ici; elle y mourrait infailliblement. Il faut absolument la mettre au chaud et appeler un médecin. Elle a eu une hémorragie et sa faiblesse est extrême. Peut-être même ne pourra-t-elle supporter le transport.

Hugues voulut à toute force voir Sarah. Mais la mère Charleux lui dit, tout en accompagnant ses paroles d'une violente bourrade :

- Pars vite avec ta mère et reviens rapidement. Je reste là en attendant votre retour. Va aussi vers mon homme et dis-lui d'aller chercher un médecin.

En cours de route, Hugues ne cessa de se demander où l'on pourrait abriter la jeune femme. Personne ne voudrait la recevoir.

Françoise ne savait guère mieux que son fils où on logerait la malheureuse. Philibert n'accepterait jamais qu'on lui fasse une place à la ferme... Pas même à l'écurie, certainement.

Et qui trouver pour effectuer le difficile transport de la jeune femme, dans ces sentiers abruptes et où la neige, par surcroît, recouvrait toutes les embûches ? Qui voudrait se dévouer pour la bohémienne, exécrée de tout le monde. Elle n'osait y penser, ni en parler à son fils.

Arrivée à la maison, et tandis qu'Hugues allait chez le père Charleux afin qu'il prévienne le médecin, Françoise, d'habitude si effacée et si soumise à son mari, entra dans sa chambre et, d'un ton presque autoritaire, appela Philibert:

- Lève-toi et va vite chercher une échelle, une botte de paille et des cordes... Il faut descendre Sarah immédiatement ou elle mourra là-haut...

Philibert grommela entre ses dents, mais se leva néanmoins. Françoise, en quelques mots, lui dit ce dont il s'agissait et lui décrivit le pénible spectacle auquel elle venait d'assister. Elle lui annonça la mort du bébé, un garçon, et l'état alarmant et presque désespéré dans lequel se trouvait l'Atchabatcha.

Le fermier, violent et emporté à l'ordinaire, sentit, malgré toute son aversion pour Sarah, une fibre vibrer dans son coeur. Nonobstant son refus de voir Hugues s'unir à la pauvresse, il était ému en pensant qu'il s'agissait quand même de la femme - illégitime il est vrai - de son beau-fils et, dans un mouvement qui était tout à son honneur, il se hâta de préparer ce qu'il fallait.

Lorsque Hugues fut de retour, sans une parole, il chargea sur son épaule une botte de paille, tandis que le jeune homme portait le matériel et des couvertures que Françoise s'était hâtée de rassembler.

Le jour commençait déjà à poindre quand ils arrivèrent à la cabane et, fort opportunément la neige avait cessé de tomber.

La mère Charleux prodiguait toujours ses soins à Sarah qui n'avait pas encore repris connaissance et dont la respiration était de plus en plus faible. Son corps était glacé et pour tenter de lui conserver le peu de chaleur qui lui restait, la brave femme s'était à demi dévêtue pour couvrir la malheureuse.

L'hémorragie n'avait pas repris, mais que se passerait-il durant le transport ?

Philibert et Hugues disposèrent la paille sur l'échelle, puis avec mille précautions y couchèrent la malade. On la couvrit soigneusement de couvertures et une corde passée autour d'elle éviterait qu'elle ne tombât au cours de la descente.

Et le long et pénible supplice commença pour la jeune femme qui de temps à autre s'éveillait pour pousser de sourds gémissements.

Enfin après plus de deux heures de route, le cortège arriva aux Sourdeaux.

Françoise était sur le seuil de la porte. Elle n'osait demander à son mari de la placer dans la grange et à plus forte raison dans la maison.

Mais, sans hésitation, Philibert qui marchait en tête se dirigea vers la ferme, pénétra dans la cuisine et s'en fut droit vers la chambre de son fils.

Françoise n'en croyait pas ses yeux et pleurait.

Elle aida les deux hommes à déposer Sarah sur le lit et après l'avoir soigneusement réchauffée, l'avoir chaudement couverte, elle se retira seule un instant dans sa chambre et tomba à genoux devant le crucifix, remerciant le Ciel que son mari ait consenti à héberger la femme de son fils et pria pour le rétablissement de la malheureuse.

 

 


 

Chapitre XIV

 

 

Ce ne fut que vers la fin de l'après-midi que le père Charleux revint de Montcenis accompagné du médecin.

Celui-ci se fit expliquer ce qui s'était passé, puis pénétra dans la chambre où reposait Sarah. Il examina la jeune femme et, après avoir approuvé les soins qui lui avaient été fort judicieusement prodigués, hocha la tête et déclara qu'il ne pouvait faire beaucoup plus pour le moment.

- Tout est à craindre, déclara-t-il : pneumonie, péritonite, fièvre perpuérale ou même impossibilité pour la malade de surmonter la perte de sang considérable qu'elle avait subie.

Il ordonna néanmoins quelques médecines à lui faire prendre dès qu'elle le pourrait.

Et il quitta la jeune femme sans laisser grand espoir à son entourage.

Malgré les efforts de tous pour obliger Hugues à laisser reposer Sarah, celui-ci refusa net de la quitter une seconde, ne voulant prendre même aucune nourriture.

Il se tenait assis à côté de la couche, gardant dans sa main une des mains glacées de la moribonde, qu'il caressait doucement.

Le soir, la mère Charleux eut un peu d'espoir. La jeune femme semblait avoir repris un peu de force et ouvrait les yeux sans toutefois sembler reconnaître qui que ce soit, ni se rendre compte où elle se trouvait. Elle murmura même quelques paroles incohérentes et presque incompréhensibles où se répétaient les mots de « Hugues » et de « pardon ».

Puis la fièvre la reprit et elle retomba dans une sorte de prostration qui dura jusqu'au matin. Toute la nuit, Hugues resta près d'elle, somnolant sur sa chaise.

Durant toute la journée qui suivit, Sarah se maintint dans un état voisin du coma. De temps à autre, cependant, elle semblait revenir à elle et son regard errait à travers la chambre, sans toutefois s'attacher ni sur quelqu'un, ni sur quelque chose.

Hugues, qui avait conservé sa foi religieuse, fit demander au curé de venir voir son amie, et lorsque celui-ci se fut acquitté de son devoir, il parut au jeune homme que Sarah était désormais sauvée.

Le soir, il sembla qu'un mieux sensible se manifestait; la fièvre était un peu tombée et la jeune femme, tournant la tête vers son mari, lui sourit.

Sur l'insistance de ses parents, Hugues, un peu rassuré, consentit à se reposer un moment, tandis que Françoise et la mère Charleux se relayaient pour garder la malade.

A l'aube, Sarah sortit enfin de sa léthargie et demanda à boire et, pendant un long moment, complètement éveillée, elle regarda la fermière assise près d'elle et lui demanda :

- Qu'est-ce qui m'est arrivé ? Où que j'suis?

Afin de ne pas la fatiguer, Françoise lui répondit maternellement :

- Ne vous fatiguez pas, Sarah. Reposez-vous Hugues vous le dira.

Mais la jeune femme, malgré sa grande faiblesse, insista et Françoise dut aller éveiller son fils.

Celui-ci, heureux de voir le mieux persister, s'empressa d'accourir et déposa un baiser sur le front de son amie; il s'assit alors à son chevet, tandis que sa mère s'éloignait pour ne pas gêner les jeunes gens.

Et Sarah aussitôt, reposa la même question :

- Qu'est-ce qui m'est arrivé ?

Hugues était fort embarrassé pour annonce à son amie les événements de la nuit tragique.

Il s'en tira cependant fort adroitement.

- Un petit accident, lui dit-il. Tu as eu trop froid, là-haut, dans la hutte et tu es tombée. Quelques jours de repos et il n'y paraîtra plus.

A cette évocation de la cabane, Sarah se rappela les quelques heures qui avaient précédé son accouchement et demanda à Hugues

- Qu'est-ce que c'est? Un garçon... une fille ? ... Où est l'enfant ?

Hugues, fort gêné par cette question précise posée à l'improviste par la jeune femme, éluda la réponse. II se contenta de se pencher au-dessus du visage de l'aimée et d'y déposer un baiser. Mais ses yeux embués de larmes suffirent à faire comprendre à Sarah que l'enfant était mort et, si aucune parole ne sortit des lèvres de la jeune femme, les grosses larmes qui coulèrent sur ses joues, montrèrent que chez celle-ci, qui avait toujours vécu à l'état sauvage, qui n'avait jamais connu les joies de la famille, dont la jeunesse n'avait pas été bercée par les caresses maternelles, il existait malgré tout à l'état latent, de même qu'il existe chez nos frères inférieurs, un sentiment d'amour pour les petits qui pouvaient naître d'elle.

Hugues la calma par de douces paroles et l'assurance que l'avenir saurait compenser les mauvais moments d'aujourd'hui. Il lui expliqua en quelques mots ce qui s'était passé et lui recommanda de se reposer calmement.

- Maintenant, lui dit-il, tout va s'arranger, puisque mon père a consenti à te recevoir aux Sourdeaux.

Après cette conversation, Sarah resta un long moment immobile et silencieuse, puis se rendormit d'un sommeil calme.

Dans l'après-midi, le médecin revint voir la malade et parut satisfait des nouvelles qui lui furent données. Il ausculta ensuite longuement la jeune femme et, fort de son examen, déclara qu'il ne voyait, pour le moment, aucune complication.

Toutefois, après son départ, la fièvre reprit avec un peu de délire et vint à nouveau jeter l'angoisse dans la maison où tous paraissaient enfin délivrés d'un horrible cauchemar.

Au cours de la nuit, le mal ne fit qu'empirer. Sarah s'agitait sans arrêt, se retournait d'un côté sur l'autre, malgré les conseils et les efforts de Hugues et de Françoise pour l'apaiser.

La sueur perlait sur son visage et sur ses membres. Dans sa douleur, la malade s'écriait :

- Philibert !... Ah ! le monstre !... Il a tué mon enfant !... Je veux mon fils !... Où est-il ?.. Il l'a tué !... Oui, c'est lui !... Le monstre !... Hugues, prends-Iui mon fils !... mais prendslui donc !... Donnes-le-moi, Hugues !... Hugues !... Françoise !... à boire... Non ! pas Philibert, il a tué mon fils ! Hugues...

La pauvre fille se débattant ainsi contre le mal faisait peine à voir. Ses yeux naguère si beaux, sortaient de leurs orbites; son nez était pincé et une pâleur cadavérique avait remplacé la belle carnation de sa chair; ses cheveux en désordre lui donnaient l'aspect d'une démente.

Malgré leurs efforts, Hugues et sa mère ne parvenaient pas à calmer la malade et ne savaient plus que faire, lorsque soudain, la jeune femme, dans un effort dont on l'eut cru incapable, se souleva sur sa couche, poussa un grand cri et retomba inerte sur le lit.

Tous se précipitèrent; mais la mort était passée et la pauvre fille, qui n'avait connu de la vie que le triste sort réservé aux vagabonds et aux déshérités, venait de rendre l'âme, entourée de la bonté de ceux qui l'avaient le plus haïe et du seul homme qui l'avait réellement aimée.

Hugues, fou de douleur, étreignit le corps de son amie, en sanglotant et ce fut avec peine que ses parents parvinrent à le raisonner.

Françoise procéda elle-même à la toilette funèbre de la malheureuse et, pour atténuer un peu la douleur de son fils, tint à ce qu'elle fut revêtue d'une de ses plus belles robes. Quant à Philibert, beaucoup plus peiné qu'il eût voulu le montrer, il attira son beau-fils contre lui, lui disant ces seules paroles, mais qui, étant donné son caractère rude et l'aversion qu'il avait toujours manifestée à l'égard de Sarah, n'en avaient que plus de valeur:

- Mon pauvre petit...

Les obsèques eurent lieu le lendemain. Tout le village qui naguère avait maudit l'Atchabatcha et jeté la pierre à Hugues, était peiné de l'issue de ce drame familial et tous tinrent à accompagner la malheureuse fille à sa dernière demeure, à l'ombre du clocher du vieux prieuré de Saint-Sernin, à quelques pas de la forêt qu'elle avait tant aimé et qui toute sa vie avait été son horizon.

 

 

Les jours qui suivirent laissèrent Hugues complètement désemparé. Il les passa à errer çà et là dans la campagne et à se rendre tous les jours à Saint-Sernin sur la tombe de sa bien-aimée.

Un jour, il s'achemina dans la forêt et pénétra dans la cabane. Tout ce qui pouvait lui rappeler le souvenir de l'absente était encore là : ses misérables nippes, ses ustensiles familiers.

Longtemps, il resta assis sur le billot de bois qui leur servait de tabouret, la tête entre ses mains, pleurant et contemplant d'un oeil morne le cadre où ils avaient vécu les premières et les dernières heures de leurs amours. Son coeur se brisait à ces souvenirs.

A ce moment, un vagabond passa dans la clairière.

Hugues eut peur que ce lieu fut profané par quelque étranger; il eut peur que quelqu'un vînt s'y installer et bouleversât ce qu'elle avait aménagé.

Et l'idée lui vint de détruire la cabane. Sur le champ, il se mit au travail. Après avoir mis précieusement de côté les quelques souvenirs qu'il entendait conserver, il arracha une à une les planches, les branchages secs et les piquets soutenant la hutte, en fit un tas à proximité et y mit le feu.

Puis, tandis que les flammes dévoraient ce qui avait été le nid de leurs amours, il confectionna, avec deux branches, une petite croix qu'il planta sur l'emplacement de leur demeure, où son fils était mort et où Sarah avait commencé son horrible agonie.

Et, s'agenouillant devant elle, il adressa au Ciel une prière à l'absente et s'en fut, conscient que Sarah approuvait son geste.

 

 

Peu à peu, cependant la conscience de la réalité lui revenait, et petit à petit il se remettait au travail de la ferme.

Mais souvent aussi, poussé par une force irrésistible, il quittait brusquement les Sourdeaux et partait à Saint-Sernin se recueillir la tombe de Sarah.

 

 

A nouveau les beaux jours revenaient et tous, à la ferme espéraient que les travaux des champs absorberaient davantage l'esprit du jeune homme et qu'il serait moins obsédé par son idée; avec le temps, il finirait peut-être par oublier. Sa douleur s'atténuant, tout au moins reprendrait-il une vie plus normale.

Sur ces entrefaits, un message parvint un jour à la ferme, message apportant en même temps qu'une mauvaise nouvelle, une certaine joie dans le coeur de Françoise.

Jacqueline, en effet, faisait part à ses amis de la mort de son père, décédé au cours de son service aux Armées, des suites du typhus contracté au cours d'une épidémie. Elle annonçait en outre, que plus rien ne la retenant à Vitteaux - ses soeurs ayant été emmenées par sa tante de la Rivière, et son frère s'étant engagé dans le régiment du Prince de Condé, - elle avait l'intention de quitter définitivement Vitteaux pour se fixer aux Sourdeaux qui lui plaisaient beaucoup et qui convenaient mieux à sa nature que la vie bourgeoise de la petite ville. Elle demandait à Philibert de bien vouloir se charger des quelques réparations urgentes de sa maison et annonçait son arrivée pour le courant mai.

Aidé par Hugues, Philibert se mit au travail pour changer quelques tuiles, réparer les clôtures, mettre en ordre le j ardin et semer quelques fleurs grimpantes qui égayeraient un peu la façade nue et délabrée par les intempéries.

Quant à Françoise, elle était heureuse de revoir bientôt la jeune fille qui était, malgré leur différence d'âge et de condition, une véritable amie et qui le lui avait déjà prouvé en plusieurs occasions.

Jacqueline, dans sa missive, ne faisait aucune allusion à Hugues, ne voulant pas aiguillonner le chagrin de Françoise et ignorant d'ailleurs le dénouement tragique de sa liaison.

La nouvelle laissa Hugues complètement indifférent. Tout ce qui n'était pas Sarah, n'avait sur lui aucun écho et il conservait même pour la jeune fille une certaine rancune de ce qu'elle avait tenté de le détourner de son amour.

 


 

Chapitre XV

 

 

Jacqueline arriva aux Sourdeaux par une belle matinée de mai tout ensoleillée et où tous les fermiers étaient occupés à la fenaison. Seule Françoise était à la maison, préparant le repas qu'elle devait porter, à midi, aux travailleurs.

Dire avec quelle joie elle accueillit la jeune fille est superflu. Mais celle-ci encore sous le coup du chagrin causé par la mort de son père, laissait percer sa tristesse sous une attitude qu'elle aurait voulu plus pleine d'abandon. Après s'être inquiétée de la santé de Philibert, elle questionna Françoise sur Hugues et, lorsque celle-ci lui eut fait le triste récit des événements durant ces trois années, Jacqueline ne put retenir ses larmes qui touchèrent la malheureuse mère jusqu'au fond de son coeur.

- Je suis trop heureuse que vous soyez là, dit-elle; Hugues me désespère car son chagrin ne le quitte pas. Votre présence ramènera peut-être un peu de vie dans notre pauvre demeure.

Mais Jacqueline fit observer à Françoise qu'elle allait s'installer définitivement aux Sourdeaux et qu'elle ne saurait être leur hôte comme lors de son dernier séjour. Elle allait aménager sa maison; elle y préparerait ses repas et y vivrait complètement.

 

Françoise, bien que comprenant parfaitement le raisonnement de la jeune fille, insista néanmoins pour qu'elle restât chez elle quelques semaines: le temps, disait-elle, de procéder aux installations nécessaires.

Jacqueline accepta, autant pour ne pas peiner la fermière que pour le plaisir qu'elle éprouverait à se sentir un peu en famille. Lorsque l'heure du repas arriva, Jacqueline tint absolument, malgré la fatigue de son voyage, à accompagner Françoise aux champs. Elle avait hâte de revoir ses bons amis et surtout Hugues dont elle avait gardé un bon souvenir et qu'elle avait tenté de protéger contre la folie qui lui avait coûté tant de larmes. Quand la jeune fille aperçut Philibert, elle ne put s'empêcher de courir à lui et de se jeter à son cou.

Avec Hugues, elle se trouvait un peu gènée et n'osait se livrer aux mêmes effusions. Elle lui tendit la main et garda longtemps celle du jeune homme dans la sienne, puis se décidant soudain, lui posa gentiment de sonores baisers sur les deux joues.

Hugues, fort ému, se contenta de sourire. Mais aux coins de ses yeux, deux larmes apparurent qui peinèrent Jacqueline, Celle-ci s'excusa:

- Pardon, Hugues, votre mère m'a tout raconté. Soyez courageux.

Le repas en plein air fut pour Jacqueline un retour en arrière de quelques années et, au cours de la conversation, elle fit part de ses projets à ses amis.

La bâtisse qu'elle habitait était maintenant bien vétuste et elle désirait faire construire une maisonnette, plus confortable, mieux exposée et par suite moins humide. Elle avait déjà dans son esprit le plan de cette demeure et la voulait plus près de la rivière, prétendant que le bruit de t'eau est une douce chanson et une distraction; durant la nuit, c'est une compagnie.

Elle voulait que les travaux soient commencés dès que possible et demanda à Philibert de trouver un maître-maçon pour la construction.

Pendant tout le repas, Hugues était resté triste, causant peu, l'esprit visiblement absent. Jacqueline n'avait obtenu à diverses questions qu'elle lui avait posées, que des réponses brèves et l'on sentait bien que ses pensées étaient toutes à la douleur qu'il ruminait inlassablement.

Lors du retour à la ferme, Jacqueline ne put s'empêcher d'en faire la remarque à Françoise.

- Le pauvre garçon !... Son chagrin me fait pitié.

- Hélas ! rien ne semble plus l'intéresser , répartit Françoise. Il lui faudrait un autre amour pour l'amener à oublier Sarah. Mais je doute qu'il soit disposé de sitôt à prendre femme.

- Et pourtant, une jeune fille de son âge et de sa condition, serait, j'en suis sûre, heureuse avec lui. Il est bon, honnête et courageux et une brave femme saurait certainement lui faire oublier les malheurs que sa première expérience lui a apportés. Ne connaissez-vous personne ?

- Si, plusieurs jeunes filles du hameau ou du Bas-de-Marais pourraient faire d'excellentes compagnes pour Hugues. Mais son aventure lui a certainement causé du tort et je crains que les parents ne s'opposent à un mariage.

- Ils auraient tort. Hugues a largement payé et son caractère s'est fait au contact de la dure réalité de la vie.

- Peut-être vaudrait-il mieux au contraire laisser le temps cicatriser complètement la plaie de son coeur et ne pas brusquer les choses.

- Ce n'est pas mon avis. Il me semble qu'il serait préférable que Hugues trouvât le plus rapidement possible une raison de vivre et de se dévouer plutôt que de laisser son caractère vieillir et se figer dans un égoïsme qui lui fait remâcher sans cesse ses propres peines et ne se soucier que d'elles.

- Vous avez peut-être raison, Jacqueline.

- J e ne suis guère qualifiée pour faire une marieuse, dit la jeune fille en riant, mais si vous le permettez, Françoise, je vous aiderai.

- Merci, Jacqueline. Quel bon coeur vous avez ! C'est une femme comme vous qu'il faudrait lui trouver.

- Ça se trouve, dit Jacqueline joyeusement. Je suis d'ailleurs loin d'avoir toutes les qualités que vous m'attribuez et je ne suis certainement pas unique de mon espèce.

 


 

Chapitre XVI

 

 

Les premiers jours de son retour aux Sourdeaux, Jacqueline renoua les relations qu'elle s'était faites trois ans auparavant et, dans toutes les familles où sa bonté et sa charité s'étaient exercées, elle recevait le meilleur accueil.

Ses visites avaient en outre un autre but. Elle voulait connaître l'opinion des gens, vis-à-vis de Hugues et savoir si son aventure ne lui enlevait pas la possibilité d'épouser une fille du village. Mais partout, la sympathie que l'on éprouvait pour le jeune homme avait remplacé la réprobation dont on avait tout d'abord entouré sa fugue et la méfiance et la haine que l'on avait eues pour l'Atchabatcha s'étaient muées en un sentiment de pitié pour la pauvre fille.

Chez les jeunes filles, Hugues qui, auparavant n'étaient pour elles que le garçon timide et rougissant à leurs regards, était devenu une sorte de héros, capable de tout lorsqu'il aimait. Et, en secret, elles aspiraient à devenir un jour sa compagne.

Jacqueline fit part de ses observations à Françoise qui fut heureuse que l'on ne gardât pas rancune à son fils de son erreur.

Mais pour marier le jeune homme, il fallait d'abord s'assurer qu'il y consentirait et qu'il veuille bien se faire à l'idée du mariage.

Un jour qu'il était plongé dans ses sombres pensées, sa mère le prit à part et lui dit :

- Alors, mon grand, ça ne va pas ? Tu te ronges les sangs. Il ne faut pas rester ainsi; sors un peu; va le dimanche à Saint-Sernin avec les gars de ton âge; distrais-toi. Tu as de la peine, je le comprends, mais cela ne te sert à rien de te morfondre ainsi.

Et Hugues, de la tête, fit un signe négatif.

- Je ne peux m'empêcher de penser à Sarah. Rien ne pourra me la faire oublier.

- « Oui ! Je sais ce que c'est que le malheur de perdre un être cher. Je suis passée par là, moi aussi et si je n'avais pas eu en toi une raison de vivre, peut-être aussi, serais-je comme toi, ou même devenue folle. Il faut, vois-tu chercher un dérivatif à la douleur et le meilleur est d'aimer quelqu'un ou quelque chose.

« Tu as déjà l'amour de ton travail, mais ton chagrin est si profond qu'il ne suffit pas et il te faudrait encore de l'amour pour quelqu'un.

- Non ! Non ! ne me parle plus d'aimer. J'ai aimé au delà de tout ce que peut un homme. Maintenant mon coeur est sec et jamais plus j e ne pourrai le donner.

- Tu le crois, mon pauvre grand. Un coeur n'est jamais complètement mort à l'amour et il suffit de trouver l'être qui sache vous comprendre et vous aider à passer le dur cap de la souffrance pour ranimer la cendre qui y couve encore.

- C'est peut-être possible. Mais pour moi, je ne le crois pas. J'ai trop aimé Sarah, pour éprouver maintenant de l'amour pour une autre femme et, jusqu'à la mort, je resterai fidèle à son souvenir.

Françoise ne crut pas devoir insister davantage pour cette fois, mais se promit de revenir sur ce sujet à la première occasion.

 

 

Depuis que les travaux de culture battaient leur plein, Hugues ne se rendait plus à Saint-Sernin que les dimanches et, c'était là, la seule sortie qu'il consentît à faire.

Un dimanche, alors qu'il se préparait il partir et qu'il avait, comme il le faisait chaque fois, cueilli un énorme bouquet de fleurs des champs, Jacqueline lui demanda s'il lui permettait de l'accompagner. Elle expliqua qu'elle venait de lire dans un des ouvrages que lui avait prêté Me Girau, l'histoire du Prieuré et qu'elle serait heureuse de pouvoir vérifier sur place quelques-unes des descriptions données par l'auteur.

Hugues, surpris, regarda la jeune fille, se tut un long moment et enfin acquiesça.

Mais alors que son compagnon se disposait à emprunter le chemin du Bas-de-Marais, Jacqueline insista pour passer par le bois.

- Il fait trop chaud sur la grand'route, tandis que le chemin du bois est à l'ombre et bien moins long.

Hugues hésita un instant, puis finalement accepta. Il lui en coûtait cependant de passer près de la clairière où j'amais, depuis le jour où il avait détruit la cabane, il n'était retourné. Chemin faisant, Jacqueline bavardait, essayant de détourner le jeune homme de ses tristes pensées; elle s'amusait à cueillir le long du sentier de jolies fleurs de digitales, des hautes marguerites qu'elle mêlait à un peu de verdure pour en confectionner un bouquet.

Hugues l'aidait dans sa tâche, tout en lui faisant remarquer qu'elles seraient fanées à son retour; mais la jeune fille s'entêtait, car, disait-elle, il lui serait impossible de le faire en revenant, puisqu'ils avaient convenu de faire ce chemin par la grand'route.

Ils arrivèrent ainsi près de la clairière. Jacqueline remarqua que Hugues y jetait un coup d'oeil à la dérobée et qu'il n'osait pas lui demander de s'arrêter. Mais la jeune fille comprit son désir et, la première s'engagea dans la direction de la hutte.

A sa place s'élevait toujours l'humble petite croix confectionnée par le jeune homme. Jacqueline s'arrêta, interdite, et regarda son compagnon qui pleurait et n'osait pas avancer.

Doucement alors, elle le prit par le bras et, sans un mot, tous deux allèrent s'agenouiller près de la croix où Jacqueline déposa son bouquet de fleurs.

Se relevant, elle s'éloigna de quelques pas, laissant encore un instant Hugues se recueillir et, quand celui-ci, en larmes, vint à elle, il lui prit les deux mains et lui dit :

- Oh ! Mademoiselle Jacqueline, que vous êtes bonne. Après ce qui s'était passé entre vous, vous lui pardonnez ?

La jeune fille, elle aussi, très émue, lui répondit simplement :

- Le pardon est plus doux à celui qui pardonne qu'à celui qui est pardonné. Que Dieu la prenne en sa sainte garde.

Et les jeunes gens, silencieux, reprirent leur chemin et, ce ne fut qu'à l'entrée du village, que Hugues, rompant leur silence, expliqua à Jacqueline le geste qu'il avait accompli en détruisant la cabane et demanda à la jeune fille de bien vouloir le laisser aller seul jusqu'au cimetière, ne voulant pas lui imposer encore ce trajet.

Mais Jacqueline tint à accompagner son ami jusqu'à la tombe de Sarah, où elle l'aida à disposer dans un vase les fleurs qu'il avait apportées et, après une prière à la morte, ils quittèrent le cimetière.

Hugues ne savait comment exprimer sa reconnaissance à la jeune fille d'avoir si complètement oublié les injures grossières que Sarah lui avait adressées. Et, avec des mots maladroits, il tentait d'excuser le motif qui avait poussé son amie à cette méchanceté.

« J'ai tout oublié, lui répondit Jacqueline, le jour où j'ai su que vous étiez malheureux. J'avais tout essayé pour tenter de vous éviter de faire votre malheur et c'est peut-être au contraire à vous qu'il faut vous demander d'oublier ce que j'ai fait pour vous éloigner de Sarah. Je ne le regrette pas néanmoins; je regrette seulement que vous ne m'ayez pas écouté, car cela vous aurait évité bien des souffrances et bien des larmes. »

Avant de prendre le chemin du retour, Jacqueline, comme elle en avait manifesté le désir, voulut visiter le vieux prieuré, dont maintenant elle connaissait à peu près l'histoire.

Hugues, depuis longtemps, avait parcouru le château en tous sens, mais était peu versé dans le rôle qu'il avait joué au travers des siècles.

Ainsi, l'un complétant l'autre, les jeunes gens entreprirent la visite du vieux monument. Personne d'ailleurs, n'était là pour gêner leur promenade, car depuis longtemps, les prieurs ne résidaient plus dans leur domaine; ils se contentaient de nommer un curé pour les besoins du culte - bien heureux encore, lorsque celui-ci s'en occupait - et ne connaissaient plus leur prieuré que pour en tirer le maximum des bénéfices, afin de pouvoir soutenir les hautes fonctions qu'ils occupaient généralement à la Cour ou ailleurs.

Aussi les ruines s'accumulaient-elles.

C'est ainsi qu'en cette année 1722, l'église était complètement délabrée; les portes ne fermaient plus, les volailles et même les porcs y avaient élus domicile. Les messes n'étaient plus que rarement célébrées et le curé lui-même préférait vivre à Montcenis parmi une société plus recherchée, que parmi les paysans et les manants de Saint-Sernin.

Hugues conduisit tout d'abord Jacqueline dans la grande cour du château, en passant sur un pont-levis jeté au-dessus d'un fossé demi-circulaire qui protégeait l'édifice du côté de la vallée.

Au fond de cette cour s'élevait la grosse tour carrée, haute de cent pieds, dans laquelle ils pénétrèrent après avoir franchi une ouverture très étroite, tout juste large pour laisser le passage à un homme et au-dessus de laquelle s'ouvrait, au dernier étage, une fenêtre qui permettait autrefois, en cas d'attaque, de bombarder l'assaillant avec plus de puissance et de précision.

A l'intérieur, un large escalier longeait les murailles et permettait d'accéder aux cinq étages que comportait l'édifice dont les murs avaient une épaisseur de plus de six pieds. Les fenêtres, très étroites à l'extérieur, s'évasaient à l'intérieur et étaient garnies de bancs de pierre qui permettaient de prendre l'air et aussi de surveiller la campagne sans risquer d'être vu du dehors.

 

Hugues et Jacqueline grimpèrent jusqu'au dernier étage. De là, la vue s'étendait sur toute la région et on pouvait y suivre, jadis, les allées et venues des bandes de pillards qui longtemps avaient parcouru la contrée.

A cet étage, une fenêtre divisée par une croix latine décorée en double trèfle, attira l'attention de la jeune fille et elle expliqua à Hugues que là, sans doute, devait autrefois se trouver la chapelle, car à cette époque, une loi de l'Eglise, défendait d'habiter au-dessus des sanctuaires; c'est pour cette raison qu'on les édifiait au sommet des monuments de ce genre.

 

Les jeunes gens s'assirent sur une des banquettes et Jacqueline retraça pour son ami, l'histoire de ces vieux bâtiments construits aux environs de 1356, par Jean de Saint-Privé, alors prieur de Saint-Saturnin-du-Bois (nom du pays à cette époque).

Cette tour, lui dit-elle, avait été élevée pour protéger les habitants qui, en cas d'agression, s'y réfugiaient. Ils pouvaient alors, dans cette enceinte, résister longtemps, car tout était prévu dans ce but. Les greniers servaient à amasser le grain et, en bas, la tour comportait une cour où l'on entassait les volailles et les bestiaux; une cave et un lavoir y avaient aussi 'leur place. De vastes cheminées de pierre, permettaient de supporter les rigueurs de l'hiver. Le prieur lui-même habitait la tour, le château à l'époque de sa construction, n'assurant pas une sécurité suffisante.

Cet édifice n'était d'ailleurs pas le seul dans la région et d'autres, identiques, mais moins importants cependant, avaient été élevés à Champiteaux, à Charmoy, etc...

Jacqueline expliqua que cet ouvrage militaire avait dû remplacer une autre tour bâtie précédemment et tombée en ruines ou démolie, car on l'appelait, à l'époque de sa construction, la Tour Nouvelle, ce qui laisse penser qu'une autre l'avait précédée.

Aujourd'hui, comme le château, cette bâtisse était abandonnée. La toiture tombait en ruines et les escaliers eux-mêmes n'offraient plus qu'une solidité relative.

Après avoir examiné une autre belle fenêtre géminée située au troisième étage, les jeunes gens quittèrent la forteresse et pénétrèrent dans le château lui-même, dont le rez-de-chaussée, du côté de la cour, constituait le premier étage sur les fossés. Dans cette partie du bâtiment on pouvait voir encore au milieu des gravats de toutes sortes, les salles communes, et la salle de billard et de jeux.

Au premier étage, les appartements du prieur étaient dans le même état d'abandon. Jacqueline fit remarquer à Hugues la chambre du prieur qui communiquait directement avec la tribune de l'église et permettait à celui-ci d'entendre les offices sans sortir de chez lui.

En sous-sol du rez-de-chaussée et de plain pied avec la basse cour, les cuisines et les écuries.

Plusieurs tours et tourelles flanquaient le bâtiment: tour rondes et carrées, dont la destination se devinait difficilement sous les ruines qui s'y accumulaient.

En face de l'église, une petite chapelle à clocheton, servait autrefois aux offices journaliers des religieux, car à son époque de prospérité, vers 1433, le prieuré comptait neuf membres : six prêtres, le prieur et deux religieux qui aspiraient aux ordres. Le prieuré était placé sous la règle de saint Augustin.

Durant les guerres de religion, les religieux de Saint-Germain-en-Brionnais, qui étaient sous les ordres du même prieur, se réfugièrent à Saint-Sernin, lorsque leur couvent eut été incendié.

Après cette visite qui permit à Jacqueline de se rendre compte sur place des récits qu'elle avait lus sur Saint-Sernin, elle fit à Hugues un rapide exposé de l'histoire du prieuré lui-même.

Jean de Saint-Privé, lui expliqua-t-elle était un sage administrateur. Il affranchit de nombreux serfs et sut protéger les habitants de la région.

Mais plus tard, ses successeurs, n'eurent pas les mêmes notions du rôle qui leur était dévolu. D'ailleurs l'Eglise elle-même ne sut pas leur conserver ce rôle et distribua les prieurés à de très hauts prélats et même à des laïcs et des enfants, et ceux-ci n'envisagèrent plus leurs bénéfices que comme des sources de revenus qui leur permettaient de soutenir un train de vie luxueux, mais se souciaient bien peu de la vie religieuse et du salut de l'âme rie leurs sujets.

Le prieuré de Saint-Sernin rapportait, paraît-il trais mille livres de revenus à son prieur, somme payée par les mainmortables qui possédaient .une terre du prieur. De plus, ceux-ci devaient diverses corvées, telles que la réparation des murs du château, l'entretien des chemins, etc...

Tel est encore aujourd'hui le prieur Messire Edouard-Esprit de la Beaume de Montrevel, que l'on ne voit que pour toucher ses revenus à la Saint-Martin d'hiver.

 

 

Hugues, s'il avait des défauts, avait un certain sens de l'équité et son esprit se révoltait contre de tels abus.

 

Après cette visite qui enchanta les deux jeunes gens, l'un pour avoir appris une foule de choses qu'il ignorait sur son propre pays et l'autre pour avoir pu étudier sur le vif les détails intéressants du château, Jacqueline, comme elle l'avait promis à Françoise, essaya de ramener le calme dans l'esprit de son camarade et, reprenant l'entretien qu'ils avaient commencé avant leur visite du prieuré, la jeune fille continua:

- Je ne suis votre aînée que de trois ans et je n'ai guère de conseils à vous donner, surtout maintenant que vous avez fait la dure expérience de la douleur et des larmes et que la mort a frappé les êtres qui vous étaient chers, vous laissant anéanti devant le vide de votre vie.

« Voyez-vous, Hugues, il existe une justice divine. Vous avez voulu vous affranchir de tous les préjugés sociaux, vous avez abandonné votre mère, votre famille; vous vous êtes enfui avec une femme qui n'était pas la vôtre, ni devant Dieu, ni devant les hommes et Dieu vous l'a reprise.

- J'aurais préféré que ce fût moi...

- Vous êtes égoïste, Hugues. Songez à ce que serait devenue Sarah avec votre enfant si vous aviez disparu. Il ne faut pas parler ainsi. Ce que Dieu fait, il le fait bien. Vous êtes jeune et vous pouvez, vous devez même, essayer de racheter votre faute. Vos parents qui n'ont que vous, comptent sur vous pour fonder un foyer, pour les aider dans leur vieillesse et perpétuer votre famille. Songez-y Hugues.

- Non! je ne me marierai pas; je veux conserver intact le souvenir de Sarah.

- Personne ne vous demande d'oublier votre malheureuse amie. C'est d'ailleurs une de ces choses que l'on oublie jamais. Le temps qui efface tout, qui broie tout en menus morceaux, n'effacera jamais son souvenir dans votre coeur. Mais à côté de lui, il y a place pour une compagne qui vous aimera elle aussi, que vous aimerez comme vous avez aimé Sarah, mais qui vous aidera, si elle est intelligente et bonne, à porter avec vous la charge de votre chagrin et qui en atténuera le poids.

- Réfléchissez, Hugues; vous êtes jeune. Mais ne commettez pas une seconde erreur. Un jour vous vous en repentiriez et alors il serait trop tard.

Tout en devisant ainsi, les jeunes gens étaient arrivés aux Sourdeaux où Françoise invita Jacqueline à partager leur repas du soir.

Hugues se trouvait réconforté par l'attitude que la jeune fille avait eue envers lui au cours de cet après-midi et, avec émotion, conta à sa mère, le geste de Jacqueline, dont les fermiers furent profondément touchés.