Alphonse FARGETON
LES GRANDES HEURES
du
et de la
TERRE de MONTCENIS
Préface de M. Charles SCHNEIDER
Maître de Forges
Dessins originaux de Raymond ROCHETTE
LE CREUSOT
H. RENAUDIER, Libraire - Editeur
1958
pages 14 à 16
Tout près du Creusot, le ruisseau qui descend de Saint-Sernin du-Bois rencontre le cours alenti de la rivière de Brandon qui se traîne parmi les prés. Une chapelle basse se cache sous les lierres qui grimpent à ses murs et couvrent son toit de pierres plates. Il n'y a guère, chaque vendredi avant le lever du soleil, des femmes y venaient faire leurs dévotions, chercher là un remède à leur stérilité; la guérison d'un enfant noué ou celle d'un pauvre petit dont la parole s'attarde.
Au fond de l’oratoire qu’une trop faible lumière éclaire, on a dresse une pierre, retrouvée jadis à quelques pas, enfouie dans la terre. Deux génies des sources y sont sculptés. Sur l'une des faces du bas-relief, le Belen, le Boréaux des confluents, nu, sous les traits d'un jeune homme aux cheveux bouclés, tient en ses mains le vase symbolique. Sur l'autre une divinité des eaux lisse entre ses doigts sa longue chevelure d'où tombent les gouttes. Ce n'est pas à eux que les mères angoissées s'adressent aujourd'hui. C'est à saint Gervais et à saint Portais, c'est aux deux frères martyrs, qu'elles croient reconnaître sous les traits -de ces représentations païennes, que vont leurs supplications, à saint Plot et à saint Freluchot, ainsi qu'elles les appellent maintenant dans leur foi naïve.
Sur la statue, elles grattent un peu de poussière qu'elles jettent, pour la boire, dans un verre d'eau de la fontaine proche. Elles déposent au pied de l'autel, une brassière, un bonnet, un petit chausson d'enfant, puis s'en vont rassurées, tout comme l'Eduen qui laissa là, il y a plus de vingt siècles, pour attirer la bénédiction des dieux, cet ex-voto taillé dans un granit rude, image d'un pauvre petit, infirme et difforme.
Le Borvo de la Chapelle de Gamay
Aujourd'hui encore, ici, toutes les fontaines sont saintes, tous les ruisseaux guérissent. On y laisse sa fièvre, on y retrouve la santé perdue. Les sources donnent le lait aux nourrices, calment les maux d'yeux, et, à qui sait interpréter les signes, elles disent si la vie sera brève ou si de longs jours sont promis. Un filet d'eau naît sous la mousse entre deux pierres. Une croix le protège. Mais on a arraché ces pierres aux murs de l'oratoire païen dont on reconnaît, près de là, cachées sous l'herbe et sous la mousse, les ruines en petit appareil et les fondation intactes. Une croix le protège:elle a succédé à la statue d'Hygie dont le torse drapé, naguère roulait sur le sol, parmi les ronces.
Il y a un siècle seulement, ceux qui venaient chercher la guérison aux sources miraculeuses, ramassaient dans la mousse humide des tronçons de sculptures antiques et des statuettes de bronze, des divinités païennes et ce dieu cornu qu'on voit maintenant enchâssé au-dessus de la porte de leur maison, parce qu'ils l'avaient placé là pour attirer sur elle la protection du Ciel.
Au XVI° siècle, déjà, la Bourgogne était la terre privilégiée du fer. De nombreux fourneaux fumaient dans les clairières de ses bois et, tout au long de ses ruisseaux, par-dessus le bruit léger des eaux bondissantes, on entendait le choc des martinets qui tombaient et retombaient. Petites mines et toutes petites fabriques qui se contentaient de fournir en ustensiles de ménage et en outils de chaque jour les paysans du canton.
Autour de Montcenis, deux forges seulement travaillaient alors celle de Bouvier qui fabriquait des poteries, des landiers et des fers pour les chevaux, et celle de Broye qui ne s'occupait guère qu'à battre les dards.
Denis Maire, avocat à Beaune, avait obtenu de M. de Thianges, le seigneur de Saint-Sernin du Bois, qu'il lui confiât la forge de Bouvier pour « la conduire » et « la gouverner ». Il y venait rarement. Propriétaire de la Grange de Bois Jean Gras, tout près de Couches, il résidait là ordinairement avec son fermier.
Pour meubler les loisirs que lui laissait sa charge d'avocat et l'exploitation de son domaine, il s'était fait maître de forges, ce qui, du moins, lui donnait un motif pour se refuser à payer la taille.
La fonte arrivait de Champiteau où l'on avait construit un fourneau, au bord du ruisseau. Tout près on trouvait des pierres de mine, et les bois ne manquaient pas autour de l'étang qui dormait au pied de la tour.
Quelques années plus tard, le 15 juillet 1563, Blaise Chirat, de la paroisse de Saint-Sernin, succède à Denis Maire et prend à ferme le fourneau de Champiteau que lui concède le seigneur de Montjeu.
Son ambition est grande. La forge de Bouvier, songe-t-il, ne suffira pas à produire tout ce qu'il veut entreprendre de fabriquer ici.
Au creux de la vallée où le ruisseau de Brandon calme sa course et l'arrête un instant pour s'assagir dans le petit étang du Mesvrin, sur les terres du prieur de Saint-Sernin, il a trouvé l'endroit paisible où il pourra grouper son industrie naissante.
Il y bâtira une forge, avec un martinet, dans le pré qui borde la rivière, là où les eaux dévalent avec des remous d'écume qui s'accroche aux herbes du bord.
Le 12 janvier 1654, pour disposer enfin de tout le métal dont il a besoin, il obtiendra de Jean Dupasquier l'autorisation de construire aux Baumes, sur le plateau d'Antully, parmi les bois et tout à côté des champs que l'on creuse pour en tirer le minerai, un autre fourneau « propre à f aire fonte ».
Les petites gens de la contrée trouvaient là de quoi occuper les loisirs que leur laissaient les menus travaux de leurs maigres champs, de quoi gagner les quelques sols dont ils avaient tant besoin.
Mais les temps étaient durs, et Blaise Chirat avait vu trop grand.
Pour vivre et continuer à travailler, maintenant que les pays d'alentour, abondamment pourvus, n'achetaient plus guère de ferronnerie, il fallait pouvoir commercer avec les provinces lointaines, il fallait, par de mauvais chemins, traîner jusqu'au bord de la rivière de Saône, les fers qu'on embarquerait à Chalon où, déjà, s'entassaient ceux venus de la Comté. Il fallait pouvoir les envoyer, par des routes défoncées, aux cloutiers du Forez, aux couteliers des montagnes de Thiers. Il fallait aussi traverser toutes les lignes de douanes qui barraient l'entrée des pays « réputés étrangers », payer les traites foraines aux bureaux de « resves », à l'entrée des citadelles. Et c'était trop demander...
Blaise Chirat éteignit ses fourneaux, arrêta la roue du martinet, et le creux du vallon s'emplit de silence. A peine née dans ce coin de Bourgogne, la métallurgie achevait d'y mourir.
Et ce fut la misère, encore, chez ceux de Bouvier et chez ceux de Mesvrin qui ne trouvaient plus à occuper leurs jours en charriant la pierre de mine dans les chemins défoncés par la roue des voitures, en abattant les bois ou en coulant la fonte sous la halle enfumée.
Que faire maintenant pour se débarrasser de la faim ?
Parce que les champs étaient pauvres et que la ravine des eaux, à chaque orage, descendait la terre au bas des pentes, on ne semait dans ce mauvais pays qu'un peu de seigle, juste de quoi suffire aux gens des alentours qui vivaient de presque rien. Mais l'herbe courte poussait partout, envahissait les friches qu'elle disputait aux genêts et aux touffes basses des prunelliers épars, grimpait parmi les grosses pierres jusqu'aux cimes où la forêt commence. Sur les collines rondes, à l'ombre des châtaigniers bossus et jusque dans le creux des vallons où l'on entendait courir les ruisseaux, les moutons, mieux que les
hommes, trouvaient leur vie.
Au temps où l'on tond les brebis, des toisons séchaient sur toutes les haies autour de la Navière et de Chevroche. Pour ne pas mourir, on se mit à draper la laine au bord du Mesvrin et les ruelles, jusque là silencieuses, furent pleines de la senteur humide qui montait de la « bouèze » lourde et râpeuse qu'on tissait au fond des masures basses.
Et comme l'eau qui descendait de la montagne était bonne pour pétrir longuement dans la glaise, l'étoffe encore grasse du suint des moutons, on utilisa la roue et l'arbre de couche des martinets endormis pour soulever les lourds madriers de bois qui retombaient à coups sourds sur cette « botièze » engluée d'argile rouge, dans la cuve de granit bardée de fer.
Le 7 octobre 1672, Monsieur Henri Tixier de Hautefeuille, prieur de Saint-Sernin, pour utiliser les bâtisses qui ne servaient plus à rien, permit à Hubert Dessertenne d'installer dans les forges délaissées de Bouvier et de Mesvrin, deux foulons qui battraient, au long des jours, les pièces de drap et les tissus de laine rêche. Un siècle durant les gens de la contrée vécurent chichement du travail de la laine et du chanvre.
Ils avaient bien encore, pour les aider dans leur misère, les mille petits métiers nés de la forêt.
Les hommes montaient au bois et jetaient bas, quand la lune était bonne, les châtaigniers que venaient chercher les tonneliers du pays des vignes, pour tailler dans leurs troncs les douves des tonneaux que les vers ne piqueraient pas. Cercliers et fendeurs s'acharnaient au bord de la clairière, dans l'ombre épaisse des hêtres, tout près de la hutte de branchage où les sabotiers creusaient les lourds sabots qu'ils essaieraient de vendre, demain, sur les marchés de Montcenis, de Couches ou d'Autun. Mais c'était vouloir vivre de rien que compter, pour se nourrir, sur ces métiers de malheur.
Et Pourtant, du matin jusqu'au soir, on les entendait rire et chanter ceux-là, comme riaient et chantaient là-haut, dans la carrière de grés, les « grôliers » du plateau d'Antully, comme riaient et chantaient aussi, tout près d'eux, sous les arbres, les scieurs de long venus d'Auvergne et qui n'avaient pas, au creux de la vallée proche, une maison qui les attendait dans la nuit tombante.
Dans les bois de Pierre-Luzière et jusqu'au fond de la forêt d'Avoise, il y avait bien encore des gens qui coulaient le verre. Mais ce n'était pas là une tâche qui convenait aux manants. Ceux de Saint Jean de Luze, comme ceux de Saint-Laurent d’Andenay le savaient bien qui se plaignaient d'être accablés d'impôts Parce que ces verriers qui se disaient gentilshommes, ne voulaient pas payer la taille. Et d'ailleurs la route était trop longue et les sentiers trop mal aisés pour aller, chaque jour, si loin, faire la menue besogne que, peut-être, on leur aurait donnée tout de même.
Leur sort était de rester là, autour de leurs bicoques, et de couper les grands arbres pour en faire seulement des pelles, des sabots, du merrain ou du charbon.
Un jour, pourtant, on eut besoin d'eux. Cétait dans la forêt de Prodhun qui s'étale longuement de l'autre côté de la voie romaine entre Saint-Sernin et le village d'Antully. Madame d'Aligre, la châtelaine de Montjeu, partageait ce canton avec le prieur de Saint-Sernin. Cette terre, cependant, restait fief des abbés de Mézières, depuis que Hugues III, le père du duc de Bourgogne Eudes IV, l'avait donnée à leur abbaye, à son retour de Terre Sainte, en 1174.
En 1730, Jacques de Sarode de Mussy, écuyer et gentilhomme, qui était venu habiter là, construisait à côté de sa maison, une grande halle pour abriter les fourneaux où l'on fondrait le verre.
Il voulut faire de Prodhun une importante manufacture, au milieu des bois. Pour l'aider dans cette tâche, il fit venir des maîtres-ouvriers de l'Argonne et de la Champagne : Pierre de Fassion, sieur de Rizet, qui se maria bientôt avec Jeanne Léger, la fille d'un marchand de bois de Prodhun, François de Condé, tous deux écuyers et gentils hommes, puis, un peu plus tard, Louis Ourlier, François et Antoine de Virgile, sieurs de Saint-Martin; des ouvriers aussi, comme ce Nicolas Stenger, originaire de Trois-Fontaine, au diocèse de Châlons-sur-Marne, qui mourut tout jeune en 1773, après avoir coulé, pour l'église de Saint-Sernin, le lustre de verre décoré d'émaux que les sans-culottes brisèrent à grands coups, sous la Révolution, un jour de fureur.
Et ce fut pour la dame de Montjeu, comme pour le prieur de Saint-Sernin, une bonne aubaine que l'établissement de cette fabrique qui leur achèterait une partie du bois dont ils se débarrassaient avec tant de peine jusqu'alors.
Ce fut aussi, pour les pauvres gens d'alentour qui, chaque matin montaient vers Prodhun, à l'autre bout de la forêt, un peu plus d'aisance désormais.
La verrerie, longtemps fut prospère. Sa renommée lie fit que grandir jusqu'au jour où son jeune maître, Charles de Sarode, qui avait succédé à son père, mourut d'une mauvaise fièvre en 1776. On l'enterra à Saint-Sernin, dans le petit cimetière, sous les murs du prieuré. Le soir même, dans la grande halle déserte, sa veuve laissa s'éteindre les fourneaux. Les verriers désoeuvrés retournèrent à leurs friches pleines de genêts et de mauvaises épines.
Mais déjà le prieur de Saint-Sernin avait rallumé les feux aux forges de Bouvier et de Mesvrin. Dans les ruisseaux de Champiteau et de Brandon, les grandes roues s'étaient remises à tourner. Les chariots descendaient en grinçant la pierre de mine de la montagne et le vallon silencieux se réveillait au bruit monotone des martinets qui battaient les gueuses de fer.
L'ABBE DE SALIGNAC-FENELON,
PRIEUR DE
SAINT-SERNIN-DU-BOIS
L'abbé de Fénelon était né au fond du Périgord tout
plein de bois touffus et déserts, ou chaque butte se couronne d'un château, où
chaque sentier mène à quelque manoir perdu qui dresse haut dans le ciel ses
toits roux, couverts de tuiles plates.
Tout Près de Saint-Jean
d’Estissac, le château de la Poncie semblait veiller sur les maisons basses du
village. Le repaire avait été, jadis, aux farouches seigneurs de Beynac, Il
n'en restait plus qu'un grand logis qui étirait ses murs rôtis de soleil
derrière les arbres de la terrasse, pleine d'ombre. Une tour hexagonale,
portant fenêtres à meneaux, grimpait le long de la façade. Sur les pignons
pointus grimaçaient des têtes d'animaux et des figures d'hommes qu'un ciseau
fruste avait taillées dans la pierre dure.
Le
Prieuré de St-Sernin.
La forêt
Barade, alentour, s'étendait à perte de vue sur les plateaux, sur les croupes
aux creux ravinés. Elle s'en allait vers le pays où les vallons et les coteaux s'enchevêtrent
et s'étagent, vers le pays où recommence le moutonnement d'autres bois, encore,
jusqu'aux grandes collines du Périgord noir loin, très loin, vers l'horizon
bleuâtre.
C’était
là-bas, tout près de Sarlat, à un jet de pierre du Quercy, qu'était né son
grand-oncle, l'archevêque de Cambrai, là-bas, toujours plus loin, à l'abbaye de
Carennac, au bord de la Dordogne qu'il avait - raconte la légende - composé son
Télémaque.
Jean-Baptiste
Augustin passa son enfance, avec ces souvenirs, derrière les murs tristes de la
Poncie, choyé par des parents plus riches de vertus que de biens.
Il fut ordonné
prêtre au diocèse de Périgueux.
Peu de temps
après, il partait pour Paris, et le voilà bientôt à la cour. En 1744, la reine,
Marie Leczinska le choisit comme aumônier; l'année d'après le roi lui fait don
de l'abbaye de Saint-Sernin du Bois.
Ce fut à
l'automne de 1745 qu'il arriva dans ce coin de Bourgogne farouche et tourmenté
comme son Périgord. Le 21 septembre, il entrait dans sa nouvelle église toute bourdonnante
du bruit de ses gens venus pour l'accueillir.
Sur les
marches du grand escalier, Claude Changarnier, notaire royal et apostolique du
diocèse d'Autun, entouré des prêtres, l'attendait. L'abbé. de Salignac-Fénelon
lui remit le brevet du roi et les bulles scellées de plomb, données à
Sainte-Marie-Majeure, puis, revêtu du rochet et de l'étole, il entra, se mit à
genoux au pied du maître autel, ouvrit le tabernacle, toucha les vases sacrés
et les ornements.
Jean-Baptiste
Augustin de Salignac de la Mothe-Fénelon venait de prendre " possession du
prieuré de Saint-Sernin du Bois et de Saint-Germain, son annexe, droits,
privilèges, honneurs, prérogatives, fruits et revenus attachés audit prieuré
pour en jouir tout ainsi qu'en ont joui ou dû jouir ses prédécesseurs".
Le prieuré,
lourd et trapu, s'accotait à l'église, derrière un large fossé plein d'une eau
croupissante qu'enjambait un pont dormant. La tour du donjon, coiffée de tuiles
plates, le gardait du côté du village; celle des Archives, massive et carrée,
s'accrochait à la façade et faisait saillie sur la cour étroite où s'ouvraient
de plain-pied les cuisines et les caves. Cinq ou six marches de pierre menaient
aux salles communes, un escalier tournant grimpait à l'étage et conduisait aux
appartements du prieur.
Devant le
château, au bord du chemin, le pré du seigneur dévalait la rude pente jusqu'au
ruisseau qu'on entendait courir derrière les saules où commençaient les bois
qui fermaient l'horizon.
Derrière le
prieuré, tout au fond de la cour que l'herbe avait envahie, la tour de Jean de
Saint-Privé hissait au-dessus des toits ses murs de rudes pierres équarries.
La demeure
était triste, et le pays sauvage.
Monsieur de
Sainte-Hermine, que l'abbé de Fénelon remplaçait, n'avait jamais voulu vivre
là. Haut et puissant seigneur, messire Edouard Esprit de la Beaume de Montrevel
qui l'avait précédé, était mort à Tournus sans jamais consentir à s'enfermer un
instant dans ces mornes murailles. Quant à Monsieur Henry Tixier de
Hautefeuille, il n'avait accepté d'y venir que pour se rapprocher de son ami
Bussy Rabutin; et parce qu'il sentait Autun toute proche, avec ses nobles logis
que hantait une joyeuse compagnie .
C'était au
temps où l'intendant de Bourgogne écrivait dans son enquête, à la page de
Saint-Sernin, " Il y a un prieuré; l'on ne sait de quel ordre, parce qu'on
a jamais veu de religieux ".
Dans ce soir
brumeux de septembre, sous le ciel bas où passaient déjà les lourds nuages de
l'automne, l'abbé de Fénelon qui venait de quitter Paris et la cour, s'enferma
dans son château. Il n'en sortira plus guère désormais que pour essayer
d'apaiser, autour de lui, la misère de ses gens.
Ce fut en 1763
que Jobert décida l'abbé de Fénelon à reconstruire sur ses terres les fourneaux
et les forges qui y-avaient été un moment prospère et qu'on avait abandonnés
parce que les fers ne se vendaient plus.
Depuis
longtemps déjà les seigneurs de la contrée qui possédaient de vastes forêts
n'arrivaient pas à se débarrasser du produit de leurs coupes. Certains d'entre
eux songèrent à utiliser les rivières voisines pour flotter leur bois, comme
faisaient ceux du Haut-Morvan, à le conduire vers Paris ou vers Lyon qui en
avaient tant besoin.
La Dheune
était là, toute proche, et la Bourbince aussi. Il suffirait de les réunir pour
jeter un peu plus de richesse sur ces contrées sans ressources.
Autour de
Montcenis, le comte de Thélis, le châtelain du Breuil, M.Raphaël de Villedieu,
seigneur de Torcy, l'abbé de la Ferté, seigneur d'Avoise, l'abbé de Salignac-Fénelon,
bien d'autres encore qui possédaient des terres sur les versants de ces deux
rivières, se mirent d'accord pour confier à Jobert l'entreprise du flottage
vers la Saône et le soin de creuser le canal de Longpendu qui réunirait Dheune
et Bourbince.
Vivant Jobert,
originaire du petit village d'Estain, près de Montbard, avait été maître de
forges à Chatillon-sur-Seine avant de se faire marchand de bois pour la
provision de Paris. Heureux de trouver enfin une tâche à la hauteur de ses
talents, il vint se fixer dans la vallée, habitant, tour à tour, Saint-Julien
d'où il dirigeait et surveillait les travaux et le château de la Motte-Vouchot
que M. de Chargère lui loua en 1760.
Ceux qui
possédaient les bois entrevoyaient déjà tout le bénéfice qu'ils tireraient de
cette exploitation. D'autres, dans le, même temps, pensaient à leur propre
intérêt. C'étaient les propriétaires riverains de la Dheune : les religieux de
l'abbaye de Mézières, la marquise de Foudras, le marquis de Choiseul, l'évêque
et comte de Chalon, Henri de Rochefort d'Ailly, le prieur de l'église
Saint-Martin de Chagny, et tous ceux encore qui avaient des moulins sur la
rivière et qui réclamaient de si lourdes indemnités pour le passage des bûches
qu'ils le rendaient impossible. Le roi hésita longtemps avant que de donner son agrément au projet de M. de Thélis et de l'abbé
de Fénelon. il fit dresser l'inventaire et le plan des terres riveraines afin
de débattre en connaissance de cause, demanda aux entrepreneurs de se porter
garant de tous les dommages et de la gêne aussi que pourrait l'industrie
nouvelle. Et ce ne fut qu'en 1774 qu'il permit d'essayer timidement le flottage
à bois perdu sur une partie du cours d'eau jusqu'à concurrence de 500 cordes et
à charge d'indemniser les propriétaires des héritages qui bordaient ses rives.
Vivant Jobert
n'en continuait pas moins ses travaux, mais il était dans la crainte de les
voir un jour inutiles.
Quoi qu'il
vécut dans la solitude de ses montagnes, le prieur de Saint-Sernin n’était pas
resté fermé aux idées généreuses du XVIlle siècle finissant. L'esprit du temps
" endiablé de découvertes utiles, entiché de bien public", l'avait
marqué. Lui aussi sentait confusément, au moment où l'influence des Intendants
se faisait plus persuasive, à l'instant même où les Etats ne refusaient pas
leur aide pécuniaire à maintes entreprises nouvelles dans la province, que
l'industrie pourrait peut-être apporter quelque soulagement dans les pays
aréneux du bailliage de Montcenis qui jetaient une tache de médiocrité et de misère
au milieu des autres cantons plus gras et plus riches de la Bourgogne.
L'abbé de
Fénelon écouta les propos de Jobert.
Depuis cent
ans bientôt, les foulons menaient jour et nuit leur tapage dans le clapotis de
l'eau qui coulait sur la glaise. De tous les pays d'alentour on venait leur
apporter les pièces d'étoffe fraîchement tissée et le travail ne leur manquait
pas.
Le 10 novembre
1752, l'abbé de Fénelon avait renouvelé aux Dessertenne la location "
d'une place pour l'édifice d'un foulon au-dessous de l'étang de Mesvrin, à
l'endîoit où était bât'e une forge ", que leur avait consentie, jadis, le
prieur de Saint-Sernin, M. Texier de Hautefeuille, conseiller et aumônier du
roi.
En 1762, les
Dessertenne cessèrent leur industrie. Pierre Malot, de la paroisse de
Saint-Firmin, dont le moulin tournait tout à côté du foulon de Bouvier, le
reprit à bail le 5 mai de cette année-là et le remit en marche, en même temps
que celui de Mesvrin.
Mais ce
dernier devait bientôt s'arrêter derechef. Le 10 juillet 1763, l'abbé de
Fénelon le vendit à Vivant Jobert qui, le même jour, acensa l'étang et un bout
de terrain pour y construire une forge, le long de la chaussée.
Le lieu en
était bien choisi. On ne faisait plus de fonte, certes, dans la contrée, mais
le bois y était abondant et le minerai se trouvait là, tout près. Il suffirait
de se remettre à creuser les terres d'Antully et celles de Couches aussi, où
l'on avait cessé d'en tirer mais qui en étaient pleines encore. Pour éviter la
longue et coûteuse descente de la pierre de mine par les chemins difficiles, on
pourrait construire un fourneau sur l'emplacement de ceux qu'on avait laissé
ruiner aux Baumes ou à Champiteau. Et Jobert pensait que la rivière avec ses
étangs, celui de Bouvier, celui de Brandon et celui de Mesvrin, garderait assez
d'eau en toutes saisons pour faire tourner la roue des marteaux.
Le lieu en
était bien choisi, sans doute, mais les temps aussi.
Les fers de la
Bourgogne et de la Comté ne pouvaient jusque là, descendre plus loin que Lyon ou
le Forez, tant ils étaient accablés de droits " dont la liste - dit
Courtépée - seroit effrayante de Dijon à Marseille ", et qui les
empêchaient de lutter contre ceux venus de Suède à la foire de Beaucaire. Mais
l'administration royale depuis peu, s'efforçait d'ouvrir quelques débouchés
dans les lignes de péages et de douanes qui cloisonnaient en compartiments
hostiles tout l'est de la France. Elle était à la veille d'obtenir que les
octrois de Saône soient abaissés de moitié.
On reprenait,
pour les étudier encore, les projets tant de fois débattus déjà, de la
navigation sur l'Arroux et du creusement d'un canal qui unirait la Saône à la
Loire. Jobert ne désespérait pas de pouvoir bientôt, à peu de frais, expédier
les produits de Mesvrin par ces deux cours d'eau sans avoir à compter avec les
prix trop lourds d'un charroi difficile. Il entrevoyait le temps tout proche où
ses fers descendraient le Rhône jusqu'à Marseille pour y concurrencer ceux du
Dauphiné que les maîtres de forges étaient contraints de transporter par la
route jusqu'à Vienne.
Et puis,
autour de Saint-Sernin, le dernier fourneau qui coulait encore de la fonte
venait de s'éteindre aux Baumes où M. de Chailly avait repris l'exploitation de
Blaise Chirat qui, naguère, y fondait des mortiers, des bombes et des grenades
pour les arsenaux.
M.de Chailly
avait un caractère insupportable, et sa femme aussi. Les uns après les autres,
les ouvriers qui travaillaient dans sa fonderie quittaient leur chantier pour s
‘en aller chercher du travail dans les bois. Mais pour se venger des maîtres
irascibles, ils revenaient nuitamment au Martinet, avec, les habitants du
voisinage, cambriolaient les ateliers, brisaient les moules et l'outillage,
assommaient les bêtes de trait. Le maître de forges, abandonné de tous, menait
une vie impossible au milieu d'une population hostile. En 1760, Jacques Gabriel
Magnien de Chailly ferme les portes de cette manufacture où il avait jusque là
" exécuté les commandes pour Sa Majesté " et s'était mis à fabriquer
" des plaques de cheminée, chenets et pelles à feu, socs de charrues, fers
à cheval, nailles de moulins et quantité de petits ouvrages pour l'utilité
publique et particulière du pays qui n'avait que cette manufacture dans toute
J'étendue de son ressort ".
Au bord des
grands étangs, aujourd'hui asséchés et mis en culture, qui s'étendaient alors
depuis le petit village d'Antully jusqu'à l'orée de la forêt de Planoise, les
Baumes avaient cessé leurs fabrications. Le Mesvrin pouvait renaître sans avoir
à craindre la rivalité de la fonderie voisine.
Le 3 janvier
1764, le roi accordait à M. de Fénelon l'autorisation d'établir. une forge sur
ses terres. Bientôt, derrière les peupliers, on entendrait montrer à nouveau le
tumulte des martinets et le bruit sourd que font les marteaux en cinglant le
fer rouge.
Mais
l'entrepreneur ne semblait plus, maintenant, aussi pressé le mener à bien
l'oeuvre dans laquelle il avait voulu s'engager. L'été arrivait et rien n'avait
été commencé. Brusquement Jobert abandonnait son projet : il avait cru trouver
des difficultés à l'établissement de la forge sur un bien de main-morte et ne
voulait pas s'aventurer plus encore. Aussi demanda-t-il aux juges du bailliage
de Châtillon sur-Seine, où il avait gardé de solides amitiés, de rendre une
sentence qui annulerait la vente de Mesvrin. Il l'obtint aisément. L'acte
sous-seing privé du 10 juillet 1763 fut résilié et tous les engagements
auxquels Jobert avait souscrit furent annulés.
M.de Fénelon,
tout aussitôt, porta l'affaire devant le Parlement de Bourgogne. Son adversaire,
cette fois, fut condamné. Les juges de Dijon l'obligèrent à reprendre l’étang
et le domaine de Mesvrin, à y construire une forge sans plus attendre et à
payer au prieur l'année de fermage qu'il s'était abstenu de régler jusque là.
Et ce fut
contraint et sans enthousiasme que l'ancien maître de forges, qui partageait
maintenant sa vie entre la Motte-Vouchot et Saint-Sernin, commença les travaux
Pour transformer et aménager le foulon des Dessertenne.
La maison de Jobert
Dans la grande
halle, il installera à la hâte deux feux d'affinerie, la chaufferie avec ses
deux soufflets de forge, un marteau qu'actionnait la roue qui soulevait jadis
les madriers dans la cuve remplie de glaise, une enclume encore et deux
curasses de relais avec un tourillon, juste de quoi satisfaire aux exigences de
l'arrêt du Parlement.
L'installation,
était rudimentaire et ne répondait pas aux espérances que l'abbé de Fénelon
nourrissait il n'y a guère.
Au bord de
l'étang, Jobert avait bien acheté aux Dessertenne quelques toises de terrain
pour installer plus au large son industrie, mais il avait employé le peu d'écus
qui lui restaient à bâtir une élégante maison de maître au bord de l'eau et il
n'avait plus un sol vaillant pour faire construire, maintenant le logement des
forgerons et les écuries des chevaux, et les magasins où il entreposerait les
objet que l'on se préparait à couler. Il n'avait même plus un sol pour payer
aux Dessertenne la terre qu'ils lui avaient vendue...
Et la forge
marchait cahin-caha.
Le minerai et
le bois étaient sans doute à proximité. Mais il n'y avait pas de fourneau à
Mesvrin et Jobert allait chercher sa fonte à Montet, près de Palinges, à six
lieues de là, dans la vallée de la Bourbince. " Les mauvais chemins qu'il
faut tenir, la rareté des voitures dans un pays où l'on attèle que des boeufs
" lui causaient de grands frais qui grevaient trop lourdement ses
fabrications.
A chaque
instant aussi, il était obligé d'arrêter les travaux de la forge. L'eau était
si basse, en été dans l’étang, qu'elle n'arrivait pas jusqu'au canal du
déversoir. Les ouvriers étaient alors obligés de s’occuper chez eux, comme ils
pouvaient, de retourner à leurs métiers de misère en attendant le moment où les
grandes pluies de l'automne feraient déborder la rivière et noieraient les
prés.
Le bail
qu'avait souscrit Jobert pour la fourniture de la fonte de Montet expirait en
1772 et voilà que le propriétaire de ce fourneau lui imposait des conditions si
dures qu'il lui serait impossible de les accepter sans courir à la ruine.
Pour se
dégager de cette servitude et continuer son industrie, il lui faudrait couler
sur place le métal dont il avait besoin.
A une lieue de
Mesvrin, au-dessous de l'étang de Champiteau, il avait retrouvé l'endroit où
Blaise Chirat faisait sa fonte. Tout près de la tour, sur les terres de Madame
de Saint-Fargeau, le pied heurtait à chaque pas des pierres de mine qui se
cachaient sous les broussailles.On en tirait déjà là en 1664. S'il fallait, on
irait en chercher un peu plus loin, dans les bois de Saint-Sernin, sur la
retombée du plateau d'Antully et même jusqu'à Chalencey, dans la montagne de
Couches.
Jobert se
décide, multiplie les démarches, cherche à convaincre Madame de Saint-Fargeau
qui possède les bois d'alentour et n'en tire qu'un médiocre revenu " ...
ceux propres au charbonnage sont d'un modique prix, faute de débit - lui
écrit-il. - La corde de quatre pieds d'hauteur, huit de couché,, ne vaut dans
tout le pays, et à deux ou trois lieues à la ronde, que sept ou huit livres,
déduction faite des frais de coupage... ". Si la châtelaine de Montjeu
consentait à laisser Jobert installer un fourneau sur son bien, " les
bois, dans cette partie, doubleraient et plus, et acquéreraient la même valeur
que dans les pays où sont établies les forges ".
Et Madame de
Saint-Fargeau lui permet d'introduire une requête auprès du roi dans le temps
même où il supplie le président du Conseil d'Etat de lui donner toutes les
autorisations nécessaires.
M.de Fénelon
ne se sentait pas rassuré par les projets de Jobert. Il le savait plein de dettes
et craignait pour l'avenir de sa forge. Il voulut la sauver d'une ruine qu'il
croyait proche.
Alors qu'il
multipliait les démarches pour obtenir l'autorisation d'élever son fourneau, Jobert
apprenait que le prieur avait résolu d'en construire un sur sa terre de Bouvier
dont la forge était éteinte depuis 1672.
Pourquoi M. de
Fénelon eut-il soudain cette idée ?
L'abbé affirme
qu'il entreprend de bâtir pour " l'usage et l'utilité de la forge de
Mesvrin " qui trouvera là toute la fonte dont elle aura besoin.
Il n'arrive
pas à convaincre le maître de forges qui voit en lui un concurrent possible,
probable même. Demain, pense-t-il, le fourneau et la forge de Bouvier
reconstruits, consommeront la ruine de Mesvrin qui retournera, pour un morceau
de pain à son ancien propriétaire " par un déguerpissement forcé s'il lui
plaisait de mettre un tau extraordinaire aux fontes que le suppliant se
trouverait contraint de prendre à son fourneau ".
Jobert multiplie
les démarches pendant toute l'année de 1771, frappe à toutes les portes pour
essayer de hâter en sa faveur le décret du roi. Il parle, écrit, combat les
arguments de l'Abbé, affirme que nul endroit, dans la contrée, ne peut mieux
convenir que celui qu'il a choisi. M. de Fénelon, lui, veut se rapprocher de la
Charbonnière que M. de la Chaise commence à exploiter au pied du Montcenis.
Mais n'est-ce pas une utopie de croire avec le prieur qu'un jour viendra ou
l’on pourra traiter la mine avec le charbon comme les Anglais prétendent le
faire déjà ? " Toutes mes expériences - dit le maître de Mesvrin - en ont
montré l'impossibilité. Le croire est une illusion .
M.de
Salignac-Fénelon, cependant, triompha. Dans les premiers mois de 1774, il
obtint la permission d'élever un fourneau sur sa terre de Bouvier.
Mais ce ne fut
pas la décision du roi qui força Jobert à abandonner Mesvrin. Depuis deux ans
déjà, à court d'argent, il était dans l'impossibilité, non seulement de
rembourser ses créanciers, mais encore de payer l'intérêt des sommes qu’il
avait empruntées. Il devait 4.300 livres à M. de Fénelon, Jean Dessertenne, dit
Farine, lui réclamait 136 livres et 8 sols ; les autres Dessertenne, ses
voisins, 744 livres et 16 sols. Pierre Bâtonnier, Préposé au grenier à sel
d'Autun avait, sur la forge, une créance de 5,69 livres 11 sols et 6 deniers,
capital et intérêts.
Mesvrin
n'avait plus de clients et Jobert se lamentait. Rien ne lui réussissait : ni
cette industrie, dans laquelle il avait mis tant d'espoirs, ni les travaux
qu'il avait déjà faits aux sources de la Dheune et de la Bourbince, pour le
flottage des bois que le roi venait pourtant d'autoriser. M. de Lagoutte,
maître des Eaux et Forêts, se faisant l'écho des rumeurs qu'on colportait dans
le pays, annonçait à Madame d'Aligre " qu'il avait appris, il y avait
quelques jours, que la chaussée de l'étang Longpendu était rompue et que les
eaux de cet étang ont causé des dégâts considérables et que M. Jobert s'en
trouvait ruiné ".
Jobert ne vint
jamais plus à la forge que les derniers ouvriers avaient désertée. Elle fut
vendue à la requête des créanciers, le 13 avril 1774, chez Potier, notaire à
Semur-en-Auxois.
Le domaine se
composait de l'étang de Mesvrin, loué par le prieur de Saint-Sernin, moyennant
400 livres de cens, du bâtiment d'habitation qu'avait fait construire Jobert
tout à côté de la grande halle sur le chemin qui bordait la chaussée, des
bâtiments de l'ancien foulon, du jardin, de la chenevière, des prés et des
terres labourables achetés aux Dessertenne qui en réclamaient le prix jamais
payé.
Bâtiment
d'habitation et forge étaient estimés 7.000 francs.
Dans la grande
halle on avait trouvé deux soufflets, la chaufferie, quelques pièces de fonte,
un marteau avec une enclume " prêt à travailler ", deux curasses, des
ringards, des crochets, qu'on abandonnerait pour 700 francs.
Les acheteurs
conservaient tous les avantages d'une convention souscrite le 16 décembre 1766
par Jobert et M. Sarode de Mussy, le màitre-verrier de Prodhun, par laquelle
ils renonçaient entre eux à toute concurrence dans l'achat des bois nécessaires
à leurs industries et qui les obligeait à conclure en commun tous les marchés
qu'ils traiteraient pour la fourniture du combustible, en dehors de la coupe de
l'abbaye de Mézières.
On cédait Mesvrin
pour rien. Mais qui se soucierait de cette forge que la clientèle avait
délaissée et dont le matériel était sans valeur ? Seul, son emplacement
pourrait peut-être tenter quelque acheteur, s'il en était un, dans le royaume,
qui crût, avec le prieur, qu'on pourrait utiliser un jour le charbon de
Montcenis pour couler la fonte.
A la date
fixée pour la vente, M. de Salignac-Fénelon et tous les créanciers de Jobert
s'étaient réunis chez le notaire de Semur. Les heures passaient; nul ne se
présentait pour acheter l'entreprise qu'on pouvait pourtant encore sauver d'un
" entier dépérissement ". L'Abbé se désespérait car ce serait, sur
ses terres, un peu plus de misère, si la forge abandonnée tombait en ruines, et
des remords aussi, pour lui qui n'avait pas su choisir l'homme capable d'aller
jusqu'au bout du rêve qu'il avait fait.
Il se leva,
jeta une enchère. Il allait sauver la forge.
" Et
après avoir attendu jusqu'à l'heure de huit sonnées - lit-on dans l'acte de
1774 - sans qu'il se soit présenté aucun enchérisseur pour sur dire ladite
enchère, lesdits sieurs directeurs de la faillite Jolîert ne pouvant dissimuler
la vérité des observations faites par ledit sieur abbé de Fénelon sur
l'impossibilité résultant de l'état des lieux de trouver un acquéreur... ont déclaré
qu'ils estiment en leur honneur et conscience qu'il est de l'intérêt de la
direction d'accepter les offres du seigneur abbé de Fénelon... "
Quand le
Prieur sortit de chez Me Poyet, la ruelle était pleine d'ombre. Elle le mena
sur les remparts chargés de tilleuls et de sycomores. Derrière lui, Notre-Dame
de Semur se levait dans le jaillisse-ment de ses tours et de sa fléche.
Il écouta
longuement, dans la nuit qui tombait, le ruissellement des eaux que l'Armançon
traînait au pied de la roche de granit mauve. Là-bas de l'autre côté du Morvan,
les rivières faisaient un bruit tout pareil en courant vers le Mesvrin dont la
roue, joyeuse, se remettrait à tourner demain.
Aussitôt qu'il
eut acheté Mesvrin, l'abbé de Fénelon se préoccupa de construire le fourneau
qui alimenterait sa forge.
Le 24 mai
1774, après-rnidi, au château de Saint-Sernin du Bois, par devant les notaires
royaux Perrot et Douhéret, Pierre Malot," marchand et meunier en Bouvier
", cédait au prieur le foulon qu'il exploitait au-dessous de la chaussée
de l'étang.
Pierre Malot
continuerait d'exploiter le moulin, mais comme il craignait que quelqu'un vînt
un jour concurrencer son industrie, il demanda qu'on stipulât dans l'acte que
l'abbé n'achetait ce foulon que pour y bâtir une forge par les eaux ". Il
redoutait aussi d'être gêné dans son exploitation. L'étang était peu profond et
se tarirait vite à faire tourner sans cesse la roue du fourneau. Et le meunier
songeait au temps où il verrait le grain s'entasser autour des meules
immobiles. M. de Fénelon n'hésita as à lui promettre trois livres pour chacune
des journées pendant lesquelles, faute d'eau, le moulin devrait s'arrêter.
Le seigneur abbé
disposait maintenant de l'emplacement qu'il convoitait. Il pouvait commencer de
bâtir.
Mais il était
plein d'ambitions : la forge de Mesvrin, mal équipée encore, ne suffisait plus
à satisfaire les projets qu'il avait en tête. Il consacra ce qui lui restait de
fortune à en construire une autre qu'il voulut monter tout à côté de son
fourneau de Bouvier. Les capitaux dont il disposait ne lui permettaient pas de
le faire. Il emprunta. Deux commerçants de Chalon-sur-Saône, Degros et Dézé,
lui apportèrent 45000 livres, le curé de Saint-Jean de Vaux lui en avança
7.000.
Dans les
premiers mois de 1775, le fourneau était achevé. Le 4 avril, le prieur de
Saint-Sernin en bénissait les pierres.
On ouvrit les
pelles de l'étang et la roue se mit à tourner, mettant en branle les boccards
qui cassaient la mine et les deux grands soufflets qui poussaient le vent dans
la tuyère.
Sous une halle
voisine, on avait monté les deux feux d'affinerie de la forge, la chaufferie et
le marteau pour cingler les loupes. En bordure du chemin les écuries abritaient
la cavalerie du maître de forges : vingt-sept chevaux qui voituraient, au long
des jours, la mine et les bois, sept autres qui tireraient sur la route de
Chalon, les lourds chariots chargés de fer qu'on irait vendre.
Pour 12.000
livres, l'abbé de Fénelon avait acheté le 3 octobre, près de la Croix-Brenot,
dans la forêt au-dessus de Marmagne, un bien qui appartenait à Jean-Louis
Sauvageot, perdu de dettes et que les créanciers harcelaient. C'est là qu'on
allait chercher la pierre de mine que les tombereaux descendaient au pas alenti
des boeufs, jusqu'au petit village des Morlots, sur la rivière de Saint-Sernin.
On la jetait sous la grande roue du " patouillet " qui la tournait et
retournait avec ses fourches, dans le ruisseau dont les eaux éclaboussaient
d'écume rouge les grandes herbes du bord.
Par la rude montée de la Croix
de Saint-Sernin et par le chemin de Bouvier qui se faufile à l'ombre des
châtaigniers, débarrassée de la terre et de toutes les mauvaises pierres, les
chevaux l'emmenaient au fourneau de l'abbé.
Dans le même temps, M. de
Fénelon avait remis en marche la forge de Mesvrin que Bouvier approvisionnerait
maintenant de ses fontes. Mais quand l'été arriva, faisant éclater dans ses
friches les gousses des genêts, il n'y eut plus derrière les arbres qu'un mince
filet d'eau qui tombait du ruisseau dans l'étang, et ce fut, pour la forge
qu'on arrêta, de longs jours sans profits.
Vinrent les
grandes pluies de l'automne et les neiges obstinées qui attendent longuement,
sur la terre gelée, le premier soleil avant de fondre et de s'en aller remplir
les fossés, au bord des chemins creux. Alors de Champiteau et de Brandon qui
ouvraient toutes grandes leurs pelles, l'eau s'engouffrait dans les ruisseaux,
descendait en grondant jusqu'au fond de la vallée où elle s'arrêtait de courir,
s'apaisait et recouvrait les prés depuis la Vesvre jusqu'à Mesvrin dont il
fallait nuit et jour tenir les vannes levées.
M. de Fénelon
ne voulut pas recommencer la malheureuse aventure de Jobert dont la forge ne
travaillait guère qu'à ces moments-là. Il loua, pour deux ans, aux seigneurs de
Montjeu, l’étang de Champiteau où naît. le ruisseau qui descend de Bouvier. Il
pourrait à son gré, maintenant, amasser au pied de la tour l'eau des hivers, en
garder longtemps, un peu, pour faire aller la roue de ses marteaux jusqu'à la
saison où les gros nuages gris reviennent s'accrocher au penchant des collines
rondes.
Il essaya même
de détourner le cours du torrent de Saint-Sernin,de lui faire contourner la
montagne qui descend des Lamours et des Chevreaux pour achever de mourir à
Gamay, tout contre la chapelle canal qui amènerait le de Saint-Ploto. Là il commença
de creuser un canal qui amènerait le ruisseau jusqu'à l'étang. Mais le projet
était téméraire, sa réalisation difficile, longue et coûteuse. M. de Fénelon
n'en vint pas à bout et les eaux continuèrent à suivre leur chemin de toujours.
Cette
déconvenue n'empêcha pas la forge de travailler. Elle approvisionnait en fer
toute 1a région, expédiait ses produits au port de Châlon ou Degros 1es
entreposait pour les répartir entre ses lointain clients, moyennant une
redevance de six livres par millier pesant que lui consentait M. de Fénelon.
Mais la mine
de la Grande-Pâture, le fourneau, la forge de Bonvier, celle encore de Mesvrin
prenaient tous les instants du prieur. Obligé sans cesse de surveiller et de
conduire des ouvriers malhabiles, de chercher au loin des débouchés pour ses
fers, de discuter avec les clients et de traiter les ventes, il restait écrasé
sous une tâche trop rude qui. le dépassait par sa nouveauté et par son étendue.
Dans les
premiers jours de1776, M. de Fénelon reçut la visite de-Jacques Nicolas
Roettier de la Tour, orfèvre du roi, et ancien échevin de Paris.
M. Roettier
est au courant de tout ce qui touche à la métallurgie. Il a patiemment suivi
les essais qu'on a faits pour fabriquer en France la fonte au coke à la manière
anglaise. La réputation du charbon qu'on trouve à Montcenis est venue jusqu’à
lui. Il sait qu'on peut le désouffrer, qu'on va Pouvoir, demain, l’utiliser
pour fondre la mine dans les fourneaux et qu'il sera facile alors, de traiter
avec M. de la Chaise dont la Charbomière est là, tout près, a une lieue
seulement. Il est convaincu de l'avenir de Mesvrin. Mais il va falloir lui
assurer des communication par eau avec la Saône, avec la Loire.. Mais il va
falloir beaucoup d'argent... M. de Fénelon est las; il lui en coûte, maintenant
d'entreprendre.
Roettier de la
Tour lui propose alors d’acheter Mesvrin, d’en faire un grand établissement.
Heureux d’être enfin délivré de tant et tant de soucis qui l'accablent, heureux
aussi de Pouvoir mettre ses forces en des mains sûres, le prieur les lui cède
le 26 avril 1776, avec tous les bâtiments, toutes les mines, tous les ouvriers.
Il gardera seulement, pour lui, le droit de pêcher dans son étang.