L'Abbé

 

de SALIGNAC ~ FÉNELON

 

Dernier Prieur de Saint-Sernin-des-Bois

 

GABRIEL ENAULT, IMPRIMEUR-ÉDITEUR, MAMERS

 

1923


 

AVANT-PROPOS

 

L'abbé Jean-Baptiste-Augustin de Salignac-Fénelon, prieur de Saint-Sernin et fondateur des forges de Mesvrins, est il vraiment un personnage à peu près inconnu de nos jours au pays creusotin ? Sa vie et ses oeuvres charitables sont elles ensevelies à jamais dans ce linceul définitif qu'on appelle l'oubli ? Nous aurions quelques raisons de le penser. Mais ce dont nous sommes certains, c'est que la vie et les oeuvres de cet homme de piété et d'action sont bien dignes de retenir l'attention de tous ceux qu'intéressent les faits historiques qui ont précédé et préparé le développement de notre grande cité métallurgique. Cette conviction sera l'excuse de cette notice (1). ,

L'abbé de Salignac a en plusieurs biographies. La plus récente est celle de l'abbé Sebille, curé de Saint sernin du bois, publiée en 1875 dans les bulletins de la Société Eduenne. Plus tard elle fut complétée et rééditée en un fort volume assez luxueusement illustré, dont les exemplaires sont à peu près épuisés. La présente notice n'en sera que le résumé. Le biographe s'était proposé de grouper autour d'un nom vénérable les faits concernant sa paroisse, mais surtout d'édifier ses lecteurs en ' faisant revivre la mémoire d'un homme de bien qui a payé son glorieux martyre au prix de ses bienfaits et de son ardent amour pour Dieu.

 

(1) Cette notice est extraite de l'ouvrage de M. le chanoine Sebille, ancien curé de Saint Sernin. Elle a servi de pièce de documentation pour les premières informations du procès de béatification de l'abbé de Saligriac-Fénelon.

 

 

CHAPITRE  I

 

Naissance - Éducation - Vocation

 

Sa maison natale fut le château de la Poncie à Saint-Jean d'Estissac, au diocèse de Périgueux. C'est une modeste habitation seigneuriale, à peu près épargnée par le temps et qui n'a rien de commun avec les antiques manoirs que l'on voit encore nombreux dans cette région du Périgord. L'acte de baptême du futur prieur de Saint Sernin, conservé au registre paroissial, est ainsi formulé: " Le 30 Août 1714, a été baptisé Jean de Salignac (de Salaniac), fils " légitime d'Armand de Salaniac, écuyer seigneur de la Poncie et " de Marie Dumas, dame de la Poncie; parrain : Jean de Salaniac, " et marraine . Suzanne de Salaniac, qui ont signé avec moi " Marot, curé. "

Cet enfant était le quatrième d'une famille qui en compta douze autres, (tout trois choisirent la carrière ecclésiastique : 1° Jean-baptiste augustin, prieur de Saint-Sernin ; 2° Henri, prieur de Saint-Romain, au diocèse de Poitiers et 3° Jean, prieur de Resson, au diocèse de Rouen. A une époque où l'on aime a contrôler les vertus individuelles par les influences d'atavisme, il n'est pas inutile de constater que cette lignée avait de qui tenir en vertus chrétiennes et en services insignes rendus à l'Église. Elle avait donné presque consécutivement trois évêques au diocèse de Sarlat. En 1373, un Geoffroy de Salignac avait occupé le siège épiscopal de Chalon-sur-Saône. L'illustre archevêque de Cambrai, François de Salignac de la Motte-Fénelon, à qui notre prieur voua un véritable culte de vénération, ne lui était apparenté qu'à un degré assez éloigné.

Jean-baptiste augustin, confié aux soins de son oncle Jean, abbé de la Poncie, et ensuite aux Cordeliers de Périgueux, était sousdiacre en 1738. Il avait 24 ans. Arrivé quelque temps après à Paris, où s'achevèrent ses études, on le voit très paternellement accueilli par les prêtres de Saint-Sulpice, pour lesquels il conserva un spécial et très fidèle attachement. Prêtre depuis quelques années seulement, il est nommé en 1744, à l'âge de 30 ans, aumônier de quartier de la reine Marie Leczinsca, femme de Louis XV, et l'année suivante, le bénéfice du prieuré de Saint-Sernin lui était dévolu par brevet royal ainsi conçu :

" Ce jourd'hui 23 du mois de Juin 1'745, bien informé des bonnes " vie et mœurs, piété, suffisance, capacités et autres vertueuses " qualités du sieur J.-B.-A. de Salignac - Fénelon, prêtre du diocèse " de Périgueux et l'un des aumôniers de la reine, et voulant par " ces considérations le gratifier et traiter favorablement, Sa Majesté " lui a accordé et fait don du prieuré de Saint- Sernin - du-Bois et " Saint-Germain son annexe, ordre de Saint-Augustin, diocèse " d'Autun, qui vaque à présent par la démission pure et simple du " sieur de Sainte-Hermine dernier titulaire, m'ayant Sa Majesté " commandé d'expédier toutes lettres et dépêches nécessaires en " cour de Rome, pour l'obtention des bulles et provisions apostoliques dudit prieuré, et cependant pour assurance de sa volonté, " le présent brevet qu'elle a signé de sa main et a fait contresigner " par moi, conseiller secrétaire d'État et de ses commandements."

Dans les termes élogieux du brevet, il est bien permis de ne voir qu'une formule banale appliquée à tous les bénéficiaires. Ce qui sort absolument de la banalité officielle, c'est l'empressement tout désintéressé que le titulaire mit à s'acquitter de cette nouvelle fonction. Sans attendre la mort de la Reine (1768), comme l'ont prétendu certains auteurs, le nouveau prieur quitte la Cour avant d'y être obligé et lui préfère l'obscure retraite d'un prieuré, perdu au milieu des bois. Voilà qui peut bien passer, sinon pour un acte héroïque, du moins pour un beau geste de générosité et d'esprit de sacrifice. L'abbé de Salignac y ajouta sa renonciation aux fonctions de vicaire-général, qui lui étaient offertes par Mgr de Rausset de Roquefort, récemment nommé évêque de Béziers.

 

CHAPITRE II

 

Premières années à Saint-Sernin

Un prieur réformateur

 

C'est donc dans le courant de l'année 1745 que l'abbé de Salignac-Fénelon fut effectivement installé à Saint-Sernin.

Les premiers actes du prieuré où apparaît son nom portent la date de 1749. Quoique abbé commendataire il prend au sérieux l'obligation de la résidence et des soins directs qu'il veut prodiguer aux âmes à lui confiées.

La qualité de prieur l'investissait du droit de patronage sur les paroisses de Saint-Sernin, de Saint-Firmin, de Saint-Pierre-de-Varennes et de Saint-Germain. En résidant effectivement à Saint-Sernin il fallait un local convenable que le prieur aurait trouvé difficilement dans l'ancien château, occupé par les fermiers du domaine abbatial. Des aménagements s'imposaient. En les faisant exécuter dans des proportions modestes il affirmait moins son goût pour le luxe que sa volonté de se dévouer au service d'une population délaissée par ses prédécesseurs. La chambre réservée à l'abbé de Fénelon se voit encore au vieux château de Saint-Sernin. Transformée en grenier à fourrage, elle laisse, comme toute la demeure, l'impression d'une ruine vénérable qu'on voudrait voir mieux respectée.

La pensée du bon prieur ne s'arrêta pas aux convenances de son domicile, elle alla tout d'abord aux habitants du pays et aux conditions misérables de leur existence. La volonté de les affranchir ne se lit pas attendre. Le prieur en cela devançait les vœux les plus motivés (le ses vassaux. C'est à la date du 18 Août 1749 que fut sanctionné cet affranchissement.

A cette époque ce mot d'affranchissement sonnait agréablement aux oreilles (les intéressés. On y répudiait la formule du servage (tans laquelle chacun se reconnaissait manant c'est-à-dire attaché, soi et sa postérité à sa terre, et confessait être homme du seigneur de condition servile et de main morte. Le cultivateur devenait libre de vivre dans la terre à lui confiée ou de la quitter avec sa famille. Il pouvait acquérir un fond de terre, se marier où il voulait et transmettre à ses enfants le fruit de son travail et d e ses acquisitions.

C'était l'élever de plusieurs degrés dans l'échelle sociale. Néanmoins l'homme des champs, moins soucieux de sa dignité que de ses intérêts matériels, prétendait bénéficier de cette condition nouvelle tout en conservant certains avantages de l'ancienne. Il regrettait surtout le droit de couper son bois et de faire paître son bétail dans les forêts de l'Abbaye. De là plusieurs procès où l'abbé aurait pu passer pour un seigneur rigoureux dans ses revendications, si par ailleurs sa douceur et sa charité ne lui avaient conquis les sympathies de tous.

Plusieurs circonstances pénibles servirent à faire connaître à sa famille spirituelle les merveilleuses qualités de son cœur. En 1754 il voit mourir chez lui, Dieu sait avec quel chagrin, un jeune diacre que les directeurs du grand séminaire d'Autun lui avait confié. Quelques mois plus tard le curé de Saint-Sernin, auquel il était fort attaché, disparut après une longue maladie pendant laquelle le prieur l'avait suppléé dans toutes ses fonctions pastorales. Visites des malades et des pauvres à travers un pays montagneux dépourvu de chemins, baptêmes, inhumations, bénédictions de mariage, offices paroissiaux, tout lui incombe, et il s'acquitte de tout en remerciant Dieu de lui faire mieux connaître les besoins spirituels de la paroisse. An mois de Juillet de cette même année, à peine un mois après la mort du prédécesseur, il installe un nouveau curé à Saint-Sernin. Cette nomination, loin de diminuer son activité, lui permet de se dévouer à d'autres oeuvres. En cette même année 1754 il préside à des vêtures chez les Ursulines d'Autun, et il prêche une mission. L'année suivante (1755) on le voit investi par l'Assemblée générale du Clergé d'une fonction de conciliateur entre un châtelain et le curé (le la paroisse de Sainte-Luperce. En 1763 l'abbé de Saint-Sernin remplit un rôle plus important encore dans une Assemblée des États de Bourgogne. Il est choisi parmi les six membres élus du clergé pour adresser à Sa Majesté une requête en faveur des populations appauvries par des récoltes insuffisantes, et la requête est couronnée de succès.

Trois ans plus tard (1766), il s'applique très spécialement à des améliorations matérielles de sa seigneurie et des paroisses qui en dépendent. Il entreprend notamment une réparation à la vieille église de Saint-Sernin qu'il démolira d'ailleurs l'année suivante (1767) pour la reconstruire en entier et lui donner l'aspect et l'ornementation que nous lui voyons encore. La porte d'entrée surmontée d'un fronton en style XVIIIe siècle et flanquée de deux colonnes toscanes donne accès à une tribune où le pieux abbé disait habituellement la Sainte Messe. C'est encore en cette même année 1767, que par ses soins fut restaurée l'église de Saint-Firmin.

La situation précaire du clergé paroissial ne le laissa pas indifférent. Les pauvres et ceux qui souffrent sont toujours ses clients favoris. L'abbé Dumont, récemment installé curé de Saint-Sernin, fut le premier à bénéficier de ses largesses. L'abbé de Fénelon, pour lui augmenter une portion congrue trop insuffisante, s'engagea à lui donner ainsi qu'à ses successeurs la somme de 480 livres, 20 boisseaux de froment, et à payer tous les décimes. Le curé de Saint-Firmin fut gratifié d'une faveur a peu près égale. Le bon prieur saisissait les meilleures occasions pour manifester son désintéressement, c'est ainsi qu'il offrit une remise de 200 livres à son vigneron de Chevroche à l'occasion d'une année jubilaire.

 

 

CHAPITRE III

 

Sa sollicitude pour les âmes - Sa charité

 

Améliorer l'état matériel des églises et la situation du clergé n'était pour lui qu'un procédé préparatoire aux intérêts spirituels des paroisses. Aussi le voyons-nous entreprendre une mission prêchée dans sa nouvelle église de Saint-Sernin avec le concours du curé du lieu et de l'abbé Verdolin, curé d'Issy-l'Évêque. C'était en l'année 1768 à l'occasion d'une visite épiscopale et d'une cérémonie de confirmation. D'autres paroisses avaient déjà exercé son zèle de missionnaire. En 1754 la ville de Montcenis et les villages de Suin et de Ciry-le-Noble avaient entendu ses prédications dans des missions dont le succès était attribué surtout au pieux abbé.

En 1769 nouveaux efforts du prieur pour améliorer la situation du curé du lieu. C'est à cette époque qu'il fit construire le presbytère de Saint-Sernin, désaffecté récemment par la loi dite " de Séparation ".

A côté de ce presbytère on voit encore une maison d'assez bonne apparence entre cour et jardin. C'est celle que le prieur de Saint-Sernin avait fait construire à ses frais pour y installer une école de filles et un hôpital sous la direction d'un personnel religieux. N'eût-il pas été étonnant que son grand cœur incliné vers toutes les misères, et sa belle intelligence ouverte à toutes les nécessités de la situation soient restés indifférents devant les souffrances des malades et l'ignorance des enfants. C'eût été une lacune dans son oeuvre de restauration ; sa charité ne pouvait se dispenser de la combler.

Les années 1770 et suivantes mirent à l'épreuve sa générosité et son admirable prévoyance. La région tout entière traversait mie des périodes les plus dures qu'on puisse imaginer. C'était la disette, résultat de la pauvreté du sol, augmentée encore par les accidents climatériques et les récoltes déficitaires. Le bon abbé Fénelon sut comprendre et mettre en pratique l'ingénieux procédé de la charité par le travail. Il était encore peu connu à cet époque ; il est devenu de nos jours le plus excellent moyen de soulager le pauvre en élevant son niveau moral.

Saint-Sernin était un pauvre village isolé et privé de routes dans une région au sol dur et ingrat. Le relier à quelque centre par une voie de communication était en même temps un bienfait, un champ ouvert au travail et une source de salaires. C'est ainsi que le pieux abbé, devenu par nécessité l'agent-voyer de son prieuré réalisa sa route de Saint-Sernin à Couches-les-Mines. Tout le monde y travailla, même les femmes et les enfants et chacun put vivre des fruits de son travail. Les deniers du prieur couvraient les frais de cette ingénieuse aumône.

Le vieux chemin porte encore le nom de Chemin-du-Prieuré. Si profonde était la misère que le remède resta insuffisant. C'est alors que l'abbé de Fénelon à bout de ressources, fit le voyage de Paris pour y vendre son argenterie et acheter une provision de riz destinée aux plus nécessiteux.

 

 

CHAPITRE IV

 

Le prieur industriel, métallurgiste

 

La route de Couches-les-Mines continuée l'année suivante (1772) semble avoir été l'occasion d'une nouvelle orientation dans la vie de l'Abbé Fénelon. Agent-voyer et organisateur du travail populaire, nous le voyons désormais évoluer vers des entreprises métallurgiques et devenir un modeste précurseur des grands industriels creusotins. Suivons l'enchaînement ont des faits qui entraînèrent le

pieux abbé dans cette nouvelle voie.

En 1760 M. François de la Chaize (une des rues du Creusot conserve son nom) possédait d'importantes propriétés sur le territoire de Montcenis où l'on exploitait des mines de charbon de terre. Elles étaient situées au hameau de la Charbonnière dépendant de Montcenis et au hameau du Creusot de la paroisse du Breuil. Les pauvres mineurs, pour la plupart habitants de Saint-Sernin,

venaient, munis de quelques outils rudimentaires, extraire sans aucune méthode technique quelques pelletées de charbon à l'usage des forgerons du pays. Le maigre salaire qu'ils retiraient de ce périlleux travail compensait, dans une certaine mesure, ce que l'aridité du sol leur refusait pour la nourriture et l'entretien de leurs familles.

Donner à cette exploitation une direction méthodique, un outillage complet et des débouchés assurés pour la vente du précieux combustible parut à M. de la Chaize une entreprise digne du plus grand intérêt pour la prospérité du pays et le bien des particuliers. Les propriétaires en surfface ne tardèrent pas à mettre des entraves à son oeuvre. De là revendications et procès où nous

voyons le prieur de Saint-Sernin intervenir en qualité d'arbitre, à la satisfaction des deux parties. Dès ce jour M. de la Chaize et l'abbé de Fénelon comprirent qu'ils pouvaient dans mi effort commun concourir à une oeuvre utile. En 1764 l'abbé par sous-seing privé cède à un entrepreneur nommé Jobert son étang de Mesvrin dépendant de son prieuré de Saint-Sernin pour y construire et faire fonctionner une forge. La chute d'eau de l'étang fournissait les forces motrices pour actionner soufflets, martinets et autres engins. La fonte brute pour l'approvisionner venait des fourneaux de Montet près Palinges dont Jobert était jouisseur à bail. Par intérêt personnel Jobert voulait maintenir au Montet la fourniture des fontes, ou créer un nouveau fourneau à Champitot ; le prieur au contraire voulait un approvisionnement moins coûteux et plus indépendant.

De là l'établissement d'un fourneau tout à proximité de Mesvrin, au hameau de Bouvier de la commune de Saint-Firmin, faisant partie des terres du prieuré. Situé à égale distance des forêts et des gisements de houille de M. de La Chaise, cet établissement devait préparer l'heureuse transition de l'emploi du charbon de bois à celui de la houille et du coke. Ce progrès entrevu et approuvé par le pieux abbé avait un adversaire déterminé dans la personne de l'entrepreneur Jobert. Celui-ci plus accaparé par les travaux du Canal du Centre que par les soins de ses forges et fourneaux métallurgiques, laissa dépérir cet établissement et négligea même de payer pendant deux ans son fermage à l'abbé qui, par la force des événements, devint gérant effectif de ses deux usines. Le voilà donc Maître de Forge après la faillite déclarée de son fermier Jobert. Nous sommes à l'année 1774. Deux ans plus tard, le Prieur de Saint-Sernin trouve acquéreur de ses usines dans la personne de Jacques-Nicolas Roethier de La Tour, ancien échevin de Paris. Dans l'intervalle, l'intelligent abbé n'avait pas perdu son temps et l'établissement cédé pour la somme de 205.512 livres était devenu prospère entre ses mains.

La société Roethier et Cie, plusieurs fois modifiée dans la composition de son personnel, ne devait pas mieux réussir que l'administration Jobert. Le 1er septembre 1784, la vente de l'usine de Mesvrin et du fourneau de Bouvier fut passée par devant notaire au profit du sieur Patenotte qui les revendit à une société, royale après avoir grevé l'établissement d'une nouvelle dette de 16.000 livres. C'est sous le régime de cette société hautement patronnée par le roi Louis XVI que l'industrie métallurgique, encore à l'état d'enfance, prit son essor définitif dans la région.

Déjà la Cie Roethier avait introduit l'usage de la houille et du coke importés d'Angleterre par Williams Wilkinson. L'usage du laminoir inventé par le frère de Wilkinson, fuit définitivement adopté par la société royale, le martelage pour fabriquer la tôle faisant place à ce nouveau procédé qui fonctionna à Mesvrin jusqu'en 1836.

C'est en l'année 1782 qu'un événement décida du sort de ces établissements métallurgiques dont l'abbé Fénelon était le vrai fondateur.

Un homme de très haute compétence, M. Wendel d'hayange, engagé au service de la société royale, avait été chargé par le ministre de choisir un emplacement pour de nouvelles usines. Après bien des études, il donna sa préférence aux vallons de la Charbonnière et du Creusot à l'exclusion du val de Mesvrin où s'élevaient les forges de l'abbé. L'emploi du combustible sur place avait fixé sa décision.

De nos jours l'usine de Mesvrin est à peine un souvenir historique presque inconnu dans la région, le Creusot an contraire a évolué en une immense cité laborieuse dont l'activité industrielle se fait sentir jusqu'aux extrémités du monde connu. Pourquoi le touriste n'y rencontre-t-il ni un buste, ni une plaque commémorative, ni même un nom de rue rappelant la mémoire du pieux Prieur? Il est resté le modeste précurseur de ces riches industries ; le succès et les honneurs étaient réservés à d'autres.

 

CHAPITRE V

 

L'aumônier des Petits Savoyards

 

L'abbé de Fénelon avait terminé son oeuvre de restauration et de progrès. Le prieuré, l'église, le Presbytère, l'école, l'hôpital, les oeuvres paroissiales avaient bénéficié de son activité et de ses largesses. La population avait triplé, un vicaire avait été jugé nécessaire au service de la paroisse. A la vue de tant de bien accompli, Courtépée avait pu dire : " Si tous se conduisaient (comme M. de Fénelon à Saint-Sernin-du-Bois, qui est le père " plutôt que le supérieur de ses vassaux, on n'envierait point les " richesses du clergé. "

Le pieux abbé, rappelé à Paris pour des affaires, se déchargea en 1786 du soin de ses propriétés eu les affermant pour neuf ans au prix de 18.000 livres.

C'est an séminaire des missions étrangères qu'il se retira pour s'occuper de l'œuvre des Petits-Savoyards. Depuis 1665, plusieurs hommes de haute condition avaient eu pitié de cette classe spéciale de pauvres montagnards chassés de leur pays par la misère et la faim. En 1737 M. de Pombriand avait pris en main cette cause si intéressante et avait ouvert à Paris, rue du Bac, une école de charité où il distribuait ses secours spirituels et ses aumônes. Après sa mort en 1771 les pauvres petits savoyards étaient restés sans apôtre et sans bienfaiteur. L'abbé de Fénelon, toujours attiré vers ceux qui souffrent, recueillit ce charitable héritage. L'expérience lui avait appris à Saint-Sernin que pour atteindre les âmes et les régénérer il est utile, souvent même nécessaire de s'intéresser aux misères matérielles. Il se mit à aimer ces pauvres petits ramoneurs, pourvoyant à leurs besoins, les soignant dans leurs maladies.

Dans les dépendances des missions étrangères il établit un petit magasin dont il paya le loyer jusqu'en Avril 1793. Ses clients y trouvaient vêtements et chaussures et même un stock d'instruments nécessaires à l'exercice de leur métier. Voila pour les nécessités matérielles. L'école et le catéchisme dirigés par M. l'abbé répondaient admirablement aux besoins spirituels de ses ouailles. La première Communion de ces pauvres petits était l'objet de toute sa sollicitude. Elle était célébrée dans un appareil vraiment imposant. C'était presque toujours un évêque qui donnait la Sainte Communion aux enfants, et un des plus célèbres prédicateurs de Paris donnait le sermon du soir avant le renouvellement des vœux du baptême.

Après cet acte si important de la vie chrétienne l'abbé de Fénelon distribuait aux plus méritants une médaille spéciale qui dans son inscription indiquait qu'elle était un prix de fidélité et de sagesse. C'était un moyen ingénieux de s'attacher pour la vie ceux qu'il avait traités comme ses enfants. Ce zèle admirable lui avait valu dans la société parisienne le surnom d'Évêque des Petits-Savoyards. C'était un bien beau titre mais qui produisait peu et exigeait beaucoup. Aussi bien le bon abbé, après avoir épuisé les ressources de son prieuré, était obligé de tendre la main et d'organiser des quêtes.

Ce qui paraît à peine vraisemblable, c'est qu'il menait de front l'œuvre des Savoyards et la lourde charge que lui imposait encore l'exercice de la charité envers ses pauvres de Saint-Sernin. Autour de son prieuré quarante-quatre familles recevaient de lui le pain chaque jour et parfois les vêtements les plus indispensables. Sa prévoyance allait jusqu'à payer les frais d'apprentissage à plusieurs jeunes gens jugés par lui plus aptes à certains métiers.

Son retour a Paris avait été en partie motivé par son projet de donner une édition complète des oeuvres de son illustre parent l'archevêque de Cambrai. Il s'assura la collaboration de l'abbé Galland, grand vicaire de Senlis, et plus tard confia l'œuvre tout entière aux soins du Père de Querboeuf. Celui-ci réussit à publier chez Didot neuf volumes in-4° d'une très belle exécution mais qui ne sont en somme qu'une oeuvre pleine de regrettables omissions. L'abbé de Fénelon signa l'épître au roi, mais la tempête révolutionnaire l'empêcha de voir son entreprise menée à bonne fin.

 

 

CHAPITRE VI

 

Arrestation - Jugement - Mort

 

Nous approchons des jours sombres de la Terreur. En 1790 l'Assemblée nationale, par la confiscation des biens du Clergé, avait privé le prieur Saint-Sernin du plus net de ses revenus. Vint ensuite le décret de la constitution civile du Clergé. Le 4 Janvier 1791 était la dernière date accordée aux prêtres pour prêter le serment schismatique. Pour éviter les conséquences de son refus l'abbé se retira au Calvaire du Mont-Valérien où il fut bientôt découvert. La prison qu'on lui assigna fut le palais du Luxembourg.

Son arrestation met aussitôt l'émoi parmi ses chers Savoyards. Sans plus tarder ils se concertent et adressent à la Convention une requête pleine de touchantes instances. Nous en extrayons cette phrase qui en dit plus que tout le reste : " Qu'il plaise à votre " auguste Sénat de permettre que notre bon père soit mis en liberté " sous notre responsabilité. Il n'en est aucun parmi nous qui ne " soit prêt à se mettre à sa place ; tous ensemble nous nous proposerions même si la loi ne s'y opposait pas. "

Ces lignes étaient signées : Firmin, au nom de tous ses camarades. La requête fut portée au Comité , de Sûreté générale. C'était la perte de l'accusé. Les Savoyards s'en doutaient bien. L'un deux prononça ces paroles en présence des représentants du Peuple : " Citoyens " législateurs, vous avez annoncé la paix aux chaumières et déclaré " la guerre aux châteaux. Pourriez-vous ne point pardonner au " saint Abbé de Fénelon d'être né dans un château, lui qui fut " soixante ans le bienfaiteur et l'ami des chaumières. "

La prison du Luxembourg fut pour le pieux prieur un champ nouveau ouvert à son zèle sacerdotal. Un de ses co-détenus, prêtre breton, nous en a conservé le récit. " Au Luxembourg, dit-il, l'abbé de Fénelon brillait par l'éclat de ses vertus. Tout le temps " qu'il ne donnait pas, pendant le jour, à la prière et à de saintes " lectures était consacré à faire, à petit bruit, les oeuvres d'un " homme apostolique. "

Il aspirait déjà à la mort glorieuse que la Providence lui réservait. L'abbé Cormeaux dénoncé comme fanatique s'attendait à comparaître devant le tribunal révolutionnaire. "Ah! que je vous félicite, lui dit l'abbé de Fénelon, que je voudrais être à votre place ! " Quel bonheur de mourir pour Jésus-Christ qui est mort pour nous, je n'aurai pas ce précieux avantage, je n'en suis pas digne. "

Malgré les vexations exercées intentionnellement contre les détenus, les prisons restaient calmes, mais cette patience ne faisait pas l'affaire de Robespierre qui, embarrassé du nombre énorme des arrestations, inventa de toutes pièces le complot Dillon, Chaumette et Gobel. Ce complot connu sous le nom de conspiration des prisons donnait un semblant de prétexte aux exécutions en masse. Cent cinquante étaient accusés d'y avoir trempé. Ils sortirent de la prison du Luxembourg en trois bandes. " Après que la troisième bande fut partie, raconte l'abbé Cormeaux, je demandai si l'abbé de Fénelon était du nombre. Il était en effet de ceux qui devaient mourir le même jour ou le lendemain, et on avait par inattention oublié de l'appeler. S'étant aperçu de l'erreur on envoie à l'instant le chercher. A ce nom de"Fénelon il y eut bien des personnes accablés de douleur. Il y avait parmi les prisonniers deux ou trois Savoyards. Lorsqu'ils le virent aller au greffe, l'un d'eux s'écria en versant des larmes . " Quoi mon Père, vous allez au tribunal! " Il leur répondit : " Ne pleurez point, mes enfants, c'est la volonté du Bon Dieu ; priez pour moi ; si je vais dans le Ciel, comme je l'espère de la grande miséricorde de Dieu, je vous assure que vous y aurez un grand protecteur."

Dans la cour du Luxembourg un autre enfant de la Savoie qui avait la fonction de porte-clefs de la maison lui fit un touchant adieu. Fondant en larmes, il embrasse le pieux abbé, en s'efforçant de le retenir : " Mon Père, s'écriait-il quoi, vous allez à la mort, vous qui n'avez fait que du bien ! Console-toi, lui disait le pieux vieillard, la mort n'est point un mal pour qui ne peut plus faire du bien. Adieu, mon ami, adieu Joseph, pense quelquefois à moi. "

A la Conciergerie où étaient conduits les accusés, tout avait été préparé pour la séance du tribunal révolutionnaire. Dumas en était le président, Deliège et Barbier les juges, Fouquier-Tinville l'accusateur publie. Ce dernier renseigné par le Comité de Salut-Publie avec lequel il communiquait directement prononça le réquisitoire.

La procédure était si rapide que les greffiers avaient à peine le temps d'écrire correctement les déclarations des accusés.

La question fut ainsi posée au jury : " Sont-ils convaincus de s'être déclarés ennemis du peuple, provoquant par la révolte des prisons et tous les moyens possibles la dissolution de la représentation nationale, le rétablissement de la royauté et tout autre pouvoir tyrannique ? " Sur tous ces points la déclaration du jury fut affirmative et immédiatement suivie de la fatale sentence. Elle fut exécutée sur la Place du Trône le 19 messidor de l'an II de la République.

La charrette d'exécution et l'échafaud lui-même furent pour l'abbé de Fénelon une occasion de prêcher Jésus-Christ aux cinquante-neuf victimes qui allaient mourir avec lui. Il les exhorta le long du chemin à détester leurs fautes, à faire à Dieu le sacrifice de leur vie avec résignation. Arrivé au pied de l'échafaud il les encouragea à former de tout cœur un acte de contrition. Ayant obtenu la permission de parler, voici les derniers mots qu'un témoin recueillit de sa bouche : " Mes chers Camarades, Dieu exige de nous un grand sacrifice, celui de notre vie, offrons-là lui de bon cœur ; c'est un excellent moyen d'obtenir de Dieu miséricorde. Ayons confiance en Lui, il nous accordera le pardon de nos péchés si nous nous en repentons. Je vais vous donner l'absolution. " Des témoins oculaires assurèrent que le bourreau fut profondément frappé de l'air vénérable de l'abbé de Fénelon et qu'il s'inclina comme les victimes sous les paroles sacramentelles.

" Telle fut, lit-on dans son éloge, (document de la Bibliothèque " nationale), telle fut la fin de ce vieillard octogénaire qui n'avait " vécu que pour honorer la religion par ses vertus, l'humanité par " ses services et dont la vie simple mais active, obscure mais remplie, fut une nouvelle preuve qu'un seul prêtre, animé de l'esprit " de son état, fait plus de bien en un seul jour que tous les docteurs " ensemble, si riches en projets, si féconds en idées libérales. "

Après l'exécution le corps du pieux abbé fut transporté au cimetière des Augustins. Au numéro 35 de la rue de Picpus une chapelle conserve sur d'immenses plaques de marbre le nom de treize cent sept victimes de la Terreur. Parmi ces noms, les uns illustres, les autres plus obscurs, on lit cette inscription : Salignac de Fénelon, Jean-baptiste auguste, quatre-vingts ans, prêtre.

Sur ces plaques commémoratives, à côté du nom vénéré de l'abbé Fénelon on peut lire ceux du chimiste Lavoisier et du poète André Chénier. Ce voisinage démasque bien la Démagogie dans toute sa hideur. A toutes les époques de l'histoire l'a-t-on jamais vu varier dans ses procédés ? Elle tient, elle a toujours tenu en égal mépris, la science, la culture littéraire et la charité chrétienne même la plus héroïque. Dans ses fureurs révolutionnaires elle n'avait pas eu honte de les unir dans ces criminels massacres.

 

CHAPITRE VII

 

EPILOGUE

 

La révolution non contente de s'attaquer aux personnes détruisit à Saint-Sernin toutes les oeuvres de son dernier prieur.

Le château, l'hôpital, furent vendus comme bien national ainsi que les terres du prieuré. L'abbé Dumont curé de Saint-Sernin et collaborateur de l'Abbé fat remplacé par un curé constitutionnel et alla mourir dans une prison de Mâcon. L'église fut dévastée et grossièrement profanée. Les forges de Mesvrin, réunies désormais à la fonderie du Creusot, furent vendues après avoir été affichées dans les rues de Paris.

Les affiches étaient rédigées comme suit " Différentes manufactures et usines importantes, sises dans la vallée du Creusot et environs, entre Chalon et Autun, département de Saône-et-Loire, à affermer en totalité ou en partie pour le premier messidor, savoir :

1° La fonderie proprement dite et ses dépendances.

2° Les laminoirs de Mesvrin et leurs dépendances.

3° La forge de Bouvier et ses dépendances.

4° La verrerie ou manufacture de cristaux et ses dépendances.

S'adresser, tous les jours dans la matinée jusqu'à une heure, à l'administration des établisseMents du Creusot, rue faubourg Poissonnière, n°22, pour prendre connaissance du cahier des charges. "

Si la mémoire des hommes de bien semble s'effacer, si leurs oeuvres matérielles disparaissent, l'Église du moins garde pieusement leur souvenir. Son désir surtout est de glorifier ceux qui sans défaillir ont marché sur les traces du Sauveur jusqu'au sacrifice de leur vie. L'abbé de Fénelon fut de ce nombre, Espérons que les premières enquêtes sur ses vertus aboutiront aux honneurs de sa béatification.

 

Imprimerie Gabriel Enault Mamers